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-i./
LES CARACTERES
t'
i^ro
LA BRUYÈRE
ÉDITION ANNOTÉE
PAR
JULES LEVALLOIS
Tome
^kf
PARIS
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ BIBLIOGRAPHIQUE
195, Boulevard Saint-Germg
I îo3
JbL
INTRODUCTION
I
^#^ntre nos grands moralistes français, il existe
^^'^'' plus d'un trait de ressemblance. Presque
^:^^^ tous écrivent, soit vers la fin de leur siècle,
au moment où les espérances baissent, où les regrets
s'accentuent, soit après l'une de ces secousses poli-
• tiques ou sociales dans lesquelles apparaissent et se
laissent en quelque s:rte toucher du doigt, les fai-
^ blesses, les inconséquences, les misères de l'humanité.
Montaigne et La Rochefaucauld ont traversé la
guerre civile ; Joubert a vu la Terreur ; Vauvenar-
- gués, mort jeune en des temps paisibles, fait seul ex-
ception. Il a par moments de l'enthousiasme et de la
flamme. La tristesse que l'on remarque en plus d'un
endroit de ses Pensées lui vient de ses circonstances
personnelles, de sa carrière brisée, de sa mauvaise
santé, plutôt que de l'expérience. La Bruyère a vu
les grandeurs de Louis XIV. Il les a senties et com-
prises ; nul n'a parlé plus dignement que lui des écri-
vains, des militaires, des hommes d'État qui ont
illustré ce règne, et le souverain lui-même a été no-
blement célébré par cette plume intègre.
T. I. I.
INTRODUCTION.
Mais si les splendeurs ont frappé le moraliste, elles
ne l'ont point ébloui. Il a eu sous les yeux ce que
Montaigne n'avait pas connu, ce dont Pascal s'est
détourné, ce que La Rochefoucauld a entrevu : la
cour et la ville, c'est-à-dire la vie sociale concentrée et
comme condensée dans un espace restreint. Aucune
des délicatesses, aucun des raffinements auxquels se
complaît une élite ne lui a échappé, mais le* jeu des
passions, l'âpreté des intérêts, "l'oubli ou la perver-
sion de certains sentiments n'ont pu tromper sa péné-
tration. Ajoutez à cela que La Bruyère était né
presque au milieu du siècle (août 1645) ^^ que s'il lui
a été donné d'en admirer l'éclat, il ne s'est pas fait la
moindre illusion sur les signes avant-coureurs de la
décadence. Les sociétés ou du moins les formes sous
lesquelles elles se manifestent vieillissent vite. Le
moraliste a constaté ce phénomène autour de lui ;
évidemment il en a souffert.
La curiosité moderne est insatiable. Elle a voulu
savoir au juste ce qu'il y avait de personnel chez La
Bruyère dans sa tendance à la tristesse. Certes, les
écrivains du temps de Louis XIV étaient moins do-
minés que ceux de nos jours par les conditions maté-
rielles de la vie, par le plus ou moins de fortune, le
plus ou moins de surbordination extérieure. Ils s'y
montraient sensibles cependant, n'étant point d'im-
palpables et célestes créatures. La biographie de
Corneille estlà pour le prouver. Seulement, sur ce cha-
pitre, toujours délicat, parfois douloureux, les moins
favorisés observaient une rigoureuse discrétion. S'ils
s'ouvraient, si un cri leur échappait, c'est que la cir-
constance était pressante et le péril urgent. Les quel-
INTRODUCTION.
ques indications cparses dans les Caraclùrs et qui
font allusion à la modeste position de La Bruyère ne
sauraient ctre considérées comme des documents.
L'auteur n'a pas tenu à ce qu'ils fussent plus clairs et
plus significatifs. Mais nous autres, gens du xxx'^'
siècle, nous avons voulu connaître ce qui paraissait
vouloir se dérober. Longtemps les recherches ont été
vaines, infructueuses. A la fin, la patience des érudits
a triomphé de tous les obstacles. Grâce aux récents
travaux de MM. AUaire, dans une série d'articles au
Cûirespondant, et Gustave Servois, dans la magistrale
Notice placée en tète des Grands écrivains de la
France (i), cette vie si fermée, si cachée, est aujour-
d'hui pénétrée à jour. On sait de La Bruyère bien
autre chose que ce qu'il nous a dit de lui-même, et
de ses parents, grands parents, ancêtres, beaucoup
plus peut-être qu'il n'en savait, et infiniment plus à
coup sûr qu'il ne lui aurait convenu de nous en
apprendre.
Il a parlé, par manière de plaisanterie, d'un certain
baron des Croisades, Geoffroy de La Bruyère, dont
il se réclamait comme d'un noble aïeul ; mais il s'est
gardé de nous entretenir de son véritable trisaïeul,
Jean, l'apothicaire, l'un des membres les plus ardents
du Conseil des Seiie, ni de son bisaïeul, Matliias,
lieutenant civil de la vicomte et prévôté de Paris,
non moins fougueux ligueur. L'un et l'autre s'étaient
tellement compromis qu'ils furent obligés de quitter
la France à Tavènement de Henri IV, et que la plu-
part de lebrs biens furent confisqués. Ils sont fort
(I) Chez Hachette.
INTRODUCTIOy.
soupçcniiés d'avoir trempé ccn:me complices dans
l'irrestaticn et la mcrt du président Brisson. L'his-
tcire de la fortune des La Bruyère est très compliquée
et passe par plus d'une phase. Laborieusement ac-
quise à l'origine, défaite par ceux-ci, relevée par
ceux-là, elle atteignit, non pas à ce que l'on appelait
alors la richesse, mais à ce que nous nommerions
l'aisance.
« Un capital de I2.cxx) francs, et les revenus que
l'on pouvait tirer des fonctions de contrôleur des
rentes de la ville de Paris, telle était la fortune des
parents de La Bruyère, au moment de leur mariage.
Sur huit enfants, ils devaient en élever cinq, et le bud-
get du contrôleur eût été peut-être insuffisant, si son
frère cadet, Jean, auquel étaient échus des domaines
en Vendcmcis et qui avait acquis une aSsez belle
fortune mobilière, n'avait pris place à son foj-er et
allégé les charges de la maison en les partageant (i).»
Les comptes que rendit à ses enfants Elisabeth
de La Bruyère en 1676, nous initient à toutes les
dépenses d'intérieur pendant une période d'au moins
quatre ans, et nous montrent le futur moraliste me-
nant grand train, aj'ant des gens, des chevaux, un
carrosse et occupant une chambre carrelée à neuf,
ornée d'une belle pièce de tapisserie de Flandre à
verdure, qu'il avait achetée 1.4CO livres à la vente
des meubles de son oncle.
C'est pendant cette période de large aisance, de
fortune relative, que La Bmyère, reçu avocat, mais
qui parait n'avoir jamais plaidé, acheta (1675) ^^"^^
(i) Notice biographique.
INTRODUCTION.
charge de trésorier général de France au bureau des
finances de la généralité de Caen. Cette charge, qui
coûtait environ 24.000 livres, en rapportait par an
2.350. Elle n'était pas bien assujettissante, puisque
pendant treize ou quatorze ans qu'il fut titulaire, La
Bruyère ne fit qu'un seul voyage à Caen, et encore
ce fut pour son installation.
De . 1684 à 1686, il cumula cette fonction avec
celle de professeur d'histoire auprès du duc de Bour-
bon, petit-fils du grand Condé. Ses appointements
étaient de 1.500 livres par an. On les pa3'ait du reste
d'une manière assez irrégulière. Ils demeurèrent tels
jusqu'en décembre 1686, où la mort du prince.de
Condé amena 'de grands changements dans la mai-
son et mit fin- aux leçons que recevait le duc de
Çourbon. La Bruyère cependant fut conservé près de
la famille, à laquelle on l'attacha en qualité d'homme
de lettres, avec mille écus de pension et le logement
aussi bien à Paris et à Versailles qu'à Chantilly. Il
se défaisait à la même époque de son office de tré-
sorier.
Les inventaires qui furent dressés à ses divers lo-
gements au moment de sa mort (1696) nous le mon-
trent dans une honorable médiocrité. 'N'oublions pas
que les Caractères ne lui rapportaient rien, puisqu'il
en avait abandonné les bénéfices à la fille de son
libraire, Michallet. Assurément la situation du philo-
sophe ne fut jamais précaire, il ne connut ni le besoin
ni l'inquiétude du pain quotidien, mais, sauf pendant
un court espace de temps, la vie facile et agréable,
la vie aimable, comme il la qualifie quelque part, lui
fut refusée. Il en prit son parti et même se vanta de
IXTRODUCTION'.
son désintcressement. De sûrs indices permettent
pourtant de croire qu'il se serait bien accommodé
d'un meilleur sort.
On arrive plus ou moins pour les choses du passé
où les chiffres jouent un rôle à reconstituer le vrai,
tout au moins le vraisemblable, en fouillant les ar-
chives nationales, départementales, voire même les
greffes des cours d'appel et les études de notaires.
En ce qui touche les relations intimes, les rapports
d'homme à homme, les nuances de la condition
sociale, les bonnes grâces du supérieur pour les
subordonnés, les timidités de l'inférieur envers le maî-
tre, il est bien plus difficile d'arriver à un résultat po-
sitif, à une certitude quelconque. Ainsi, après tout ce
qu'on a écrit, imprimé, après tout ce que nous avons.
lu sur le séjour de La Bruyère dans la maison 4e
Condé, nous ne savons point encore au juste sur quel
pied il s'y trouvait. Nous en sommfs toujours à nous
demander si son humeur ne fut point altérée par les
caprices qu'il dut essuyer et les sacrifices d'amour-
propre auxquels il fut contraint de se résigner.
Les Condé passent pour avoir été des compagnons
peu endurants et des patrons mal commodes. On con-
naît la tragique anecdote de Santeul, empoisonné par
M. le Duc avec du tabac jeté dans un verre de vin d'Es-
pagne en manière de divertissement. Nous n'avons,
il est vrai, de ce fait d'autre garant que Saint-Simon,
et celui-ci est bien emporté, bien passionné, bien
excessif. La Monnoye, qui a rédigé un récit détaillé
de la mort de Santeul, garde le silence sur ce point
essentiel. N'importi, l'impression fâcheuse n'en est
pas moins produite. Ce qui est certain, c'est que les
INTRODUCTION.
Condé, charmants quand ils le voulaient et même
séduisants, étaient d'humeur inégale, bizarre, impé-
rieuse, impatiente de toute contradiction.
Les arcliives de Chantilly, obligeamment ouvertes
aux récents biographes par M. le duc d'Aumale, con-
tiennent un certain nombre de lettres adressées au
grand Condé par La Bruyère pendant qu'il concou-
rait'à l'instruction du duc de Bourbon. Les premières
manquent. Quelques-unes sont fort intéressantes.
Nous signalerons particulièrement celle du 9 février
1685. On y voit que le professeur d'histoire, de géo-
graphie et de philosophie s'était plaint au grand-père
de l'inattention, de l'indocilité de son élève. Mon-
sieur le Prince avait averti sur-le-champ le père,
monsieur le Duc.
« Une lettre que votre Altesse a écrite il y a bien
quinze jours à Monsieur le Duc a fait ici le mieux du
monde : je m'en suis trouvé soulagé par un renou-
vellement d'attention qui m'a fait deviner. Monsei-
gneur, que vous aviez parlé sur le ton qu'il faut, et
Monsieur le Duc me l'a confirmé. Dès que l'applica-
tion tombera, je vous en avertirai ingénument, car je
sens de la peine à tromper ceux qui se reposent sur
moi de quelques soins et je ne commencerai point
par votre Altesse Sérénissime à faire un effort qui me
coûte et qui lui déplaise. Je voudrais de toute mon
inclination avoir six grandes heures par jour à bien
employer auprès de son Altesse. Je vous annoncerais
d'étranges progrès, du moins pour mon fait et sur les
choses qui me regardent. Et si j'avais l'honneur d'être
chargé de tout, comme j'ai eu le plaisir de le croire,
j'en répondrais aussi sûrement; mais j'ai des collègues,
12 IXTRODUCriOX.
et qui font mieux que moi et avec autant de zèle.
Vous devez du moins être très persuadé, M msei-
gneur, que le peu de temps que j'use auprès de Mon-
sieur le duc de Bourbon lui est fort utile, qu'il sait très
bien ce que je lui ai appris, qu'il n'est pas aisé même
de le mieux savoir, et que je viserai toujours à ce qu'il,
emporte de toutes mes études ce qu'il y a de moins
épineux et qui convient davantage à un grand prince.»
N'eût-il que cette lettre sous les yeux — et il y
en a plusieurs autres dans le même sens — un ob-
servateur pénétrant se tiendrait édifié relativement
à quelques-unes des déceptions probables de La
Bruyère. Son élève lui échappait par la distraction et
l'indiscipline. De plus, il ne pouvait, comme il s'en
était flatté, imprimer de l'unité à l'éducation. Enfin,
on ne semblait pas en haut lieu tenir suffisamment
compte de ses efforts, de son zèle, de ce qu'on pour-
rait appeler sans outrer l'expression sa conscience
préceptorale.
Tout cela blessait d'autant plus La Bruyère que
(c'est un trait noté chez lui par plusieurs contempo-
rains) il avait le désir et comme la fureur de se rendre
agréable. Son empressement et ses avances ne le
servaient guère auprès des familiers de la maison. Sa
gaité même, naturelle ou affectée, lui nuisait. Galand,
l'arrangeur des Mille et une nuits, a consigoé dans
son Journal intime le propos suivant : « M. Fougères,
officier de la maison de Condé depuis plus de trente
ans, disait que M. de La Bruyère n'était pas un
homme de conversation, et qu'il lui prenait des sail-
lies de danser et de chanter, mais fort désagréable-
ment. »
IXTRODUCTION. I5
Un autre témoignage dans le môme sens, fort
curieux vraiment et dont on doit la découverte à un
spirituel' érudit, enlevé trop tôt au monde des lettres,
Edouard Fournier, est celui de Valincour, si connu
comme ami de Racine et de Despréaux. Interrogé en
1725 par le président Bouliier, -sur l'impression per-
sonnelle qu'il avait reçue et gardée de La Bruyère,
Valincour lui écri^■ait :
« La Bruyère pensait profondément et plaisam-
ment, deux choses qui se trouvent rarement en-
semble. Il avait non seulement l'air de Vulteius (i),
mais celui de Vespasien,/fl«>w mVfn/w (2),' et toutes
les fois qu'on le voyait, on était tenté de lui dire :
Utere lactuds et viollibus...
« C'était un bonhomme dans le fond, mais que la
crainte de paraitre pédant avait jeté dans un autre
ridicule opposé, qu'on ne saurait définir ; en sorte
que pendant tout le temps qu'il a passé chez M. le
Duc, où il est mort, on s'y est toujours moqué de lui.»
Il ne faudrait pas abuser de ce dernier mot. Les
saillies de La Bruyère ou, comme nous dirions au-
jourd'hui, ses singularités, ses excentricités, pouvaient
faire sourire un instant, son extrême désir de plaire et
d'amuser, pouvait donner un moment d'impatience,
mais cela ne touchait pas au fond, n'enlevait rien
à la profonde estime qui s'attachait à sa personne et
à son talent. On sait d'ailleurs qu'il avait la réplique
(i) Voir dans les Epîtres d'Horace la septième du pre-
mier livre.
(2) Martial, livrelll, éplgramme LXXXIX.
14 INTRODUCTION.
vive et que les railleurs n'ont jamais eu à se louer de
lui avoir fait la guerre.
Cette situation morale, sociale valait assurément
la peine d'être étudiée et méritait qu'on y regardât de
près. Nous l'avons fait en toute liberté d'esprit et en
nous gardant des exagérations de diverses sortes.
Evidemment, La Bruyère n'a pas eu beaucoup à se
louer de la fortune et il a eu quelquefois à se plaindre
de' sa condition. Ce n'est pas une raison pour le
transformer en mécontent, en révolté.
Nous prêtons trop volontiers les modernes suscep-
tibilités démocratiques à des hommes qui n'avaient
ni nos habitudes ni nos sentiments. Une subor-
dination librement acceptée chez des personnes
que leur naissance mettait dans un rang à part
et à l'égard desquelles une idée de comparaison
ne pouvait même s'éveiller, non .seulement ne
présentait rien de blessant, mais était considérée
comme fort honorable. « Les Altesses à qui je
suis, » écrivait sans sourciller La Bruyère à Buss}-
Rabutin, et celui-ci lui répondait tout aussi naturelle-
ment. « Vous avez un mérite qui pourrait se passer
de la protection des Altesses, et la protection de ces
Altesses pourrait bien, à mon avis, faire recevoir
l'homme du monde le moins recommandable. Jugez
combien vous auriez paru avec elles et avec vous-
même si vous les aviez employées. »
Il s'agissait d'une candidature à l'Académie fran-
çaise, candidature qui n'avait pas réussi, et l'on voit
que La Bruyère, auquel nous n'avons point à faire des
leçons de dignité, s'était gardé de recourir à un pa-
tronage imposant, dont le poids trop décisif en sa
INTRODUCTION. I5
faveur lui eût été reproché. Mais cela ne l'empêchait
nullement de manifester une juste fierté en rappelant
qu'il était attaché à l'une des premières maisons de
France.
Il
L'incontestable tristesse qui règne dans les Carac-
Icrcs est impersonnelle au sens le plus vrai du mot,
c'est-cà-dire qu'elle n'est produite chez l'écrivain ni
par des froissements extérieurs ni par un douloureux
retour sur lui-même. Assurément, l'observation cons-
tante de l'humanité n'est pas faite pour éveiller des
pensées joyeuses. La gravité quelque peu sombre des
moralistes est presque passée en proverbe. C'est une
vérité que nous ne songeons pas à nier, mais au fait
général peuvent s'ajouter des particularités qui l'éclai-
rent. Ainsi, en ce qui, touche La Bruyère, le cours
même de sa vie, sa chronologie intellectuelle et mo-
rale, si l'on consent à nous passer cette expression,
suffit à rendre compte de sa disposition intérieure.
De la vingtième à la trentième année, il a vu éclore
des œuvres étincelantes, quelques-unes parfaites :
Andromagiie, Britannicus, le Misanthrope, le Lutrin,
l'Art poétique. Les Oraisons funèbres de la reine d'An-
gleterre et de la duchesse d'Orléans.' Une cour d'une
politesse accomplie, une floraison extraordinaire
d'hommes de talent et de vertu, des succès glorieux,
des merveilles inouies ont frappé, ravi, ébloui son
esprit. L'impression qu'il a reçue s'est emparée de
son âme, s'y est gravée en traits ineffaçables. Mais
l6 INTRODUCTION.
rien ne dure en un même degré de perfection. Tout
s'altère, se corrompt ; tout vieillit. Les merveilles
deviennent plus rares, les succès plus contestés, les
grands écrivains meurent ou se taisent, les honnêtes
gens se divisent sur des questions secondaires et se
découragent, la gourmandise, le jeu, les mœurs libres
et violentes se glissent à la cour, s'y acclimatent.
L'astre royal n'est pas voilé encore ; pourtant des
nuages courent déjà sous le ciel bleu, troublant sa
sérénité ; un commencement de nuit s'annonce.
En 1687, époque où parait la première édition des
Caractères, l'heure des revers irréparables n'a pas
sonné. On peut cependant, dès lors, prévoir les
inconstances de la fortune. Pour emprunter un exem-
ple à notre siècle, La Bruyère est dans la situation
d'un homme dont la forte mamrité se serait écoulée
entre la campagne d'Italie et la retraite de Moscou.
Vers 1810 ou 181 1, la fatigue, le relâchement, l'épui-
sement qui partout se révèlent font pressentir le dé-
sastre : il est dans l'air.
Quelques-uns se consolent des tristesses du présent
ou du moins tâchent de les oublier en rêvant d'un
meilleur avenir. Fénelon, Vauban, Saint-Simon, qui
confirment sur tant de points les affligeantes peintures
du moraliste, ont chacun leur projet ou, si l'on veut,
leur chimère à laquelle ils se rattachent : Fénelon
entrevoit une Salente où le duc de Bourgogne lui
permettra d'appliquer ses théories ; Vauban se flatte
de convertir ministres et courtisans à ses vues de
réformes. Saint-Simon estime que tout ira bien
poun'U qu'on rende au.x ducs et pairs la préséance qui
leur est due; La Bruyère ne nourrit d'illusions d'au-
INTRODUCTION. I7
cun genre. Son idéal est dans un présent qu'il vou-
drait retenir et qui s'enfuit, non dans un avenir qui ne
lui inspire ni confiance ni attrait.
Cela est aussi exact dans l'ordre littéraire et philo-
sophique qu'au point de vue politique et social. La
bête noire de La Bruyère, l'objet de son aversion
déclarée, c'est l'écrivain qui prépare l'avènement du
siècle futur, qui en a les défauts et les qualités, les
aspirations, les tendances, la tactique, — Fontenelle.
L'objet au contraire de son admiration passionriée,
inaltérable, c'est Bossuet. Je ne me réfère pas seule-
ment aux paroles magnifiques que l'on trouve dans
les Caractcres- sur l'évêque de Meaux. Un passage
d'une lettre au prince de Condé, à propos de l'Oraison
funèbre de la princesse Palatine (août 1685), montre
combien La Bruyère portait d'intérêt à tout ce qui
concernait l'illustre prélat.
« Je n'ai pu entendre l'oraison funèbre de Monsieur
de Meaux, à cause de l'enterrement de ma mère, qui
se rencontra le jour même de cette cérémonie. Je
vous fais. Monseigneur, mes remerciments très hum-
bles, et avec un très grand respect, des bontés que
Votre Altesse daigne me marquer sur cette perte
dans sa dernière lettre. Pour l'action de Monsieur de
Meaux, elle a passé ici et à Paris pour l'une des plus
belles qu'il ait faites et même que Ton puisse faire.
Il y eut de très beaux traits, fort hardis, et le su-
blime y régna en bien des endroits ; elle fut pronon-
cée en maître et avec beaucoup de dignité. Elle sera
imprimée : c'est Monsieur le Duc et Madame la
Duchesse qui l'ont souhaité. J'ai marqué à Monsieur
de Meaux l'endroit de votre lettre où vous vous y
INTRODUCTION.
intcressez. J'ai mené un vrai deuil d'avoir échappé
au plaisir d'entendre une si belle pièce faite d'ailleurs
sur un sujet où j'entre si fort et par devoir et par
inclination. »
Bien que La Bruyère ait parlé avec quelque irré-
vérence de plusieurs écrivains aujourd'hui hors de pair,
entre autres de Pierre Corneille et de La Fontaine, il
n'est pas un de nos classiques du x\tl^ siècle devant
lequel son goût ne s'incline et même, par moments,
ne se prosterne. Si le portraitiste s'est égayé en
crayonnant leur physionomie, le critique leur rend
pleine et haute justice. Peut-être même, avec ces
exagérations que nous avons notées dans sa nature,
va-t-il beaucoup plus loin qu'on ne le lui demanderait.
■ Il pousse l'admiration jusqu'au découragement. «Tout
est dit et l'on vient trop tard ; » les Caractères s'ou-
vrent par ces mots que nous avons appris dès le col-
lège. Ce n'est malheureusement point une vame
formule, une affectation de lettré, qui se déclare in-
digne pour se mieux faire valoir ensuite. L'auteur
dédaigne ces détours et ces poses. Sa modestie trop
réelle ne lui a pas toujours été une bonne conseil-
lère.
Persuadé qu'il ne saurait égaler ses devanciers et
qu'il ne fallait même pas en concevoir l'ambition,
La Bruyère a du moins voulu faire autrement. De là,
ce qu'on a justement nommé sa manière. Pascal,
Bossuet, Fénelon sont naturels ; La Bruyère est ma-
niéré. Nous entendons par là qu'il a, pour noter ses
observations, pour exprimer sa pensée, pour en tra-
duire les nuances, un tour subtil, extrêmement ingé-
nieux et qui n'est qu'à lui, un tour inimitable, je n'j-
ÎXTRODUCnOK. 19
contredis pas, quoiqu'il ait donné à plus d'un la
tentation de l'imiter. Au bout du compte, il a ce
que nous nommons dans le langage courant : un
procédé.
On hésite vraiment quand on parle d'un prosateur
qui a pris place auprès des plus célèbres, que des
esprits sévères ont proclamé un maître et plus d'une
fois présenté comme un modèle, d'un écrivain, pour
lequel on se sent autant de goût que d'adnliration, à
énoncer quelques réserves, à faire quelques restric-
tions, et lorsqu'on rencontre une autorité dont on
puisse s'appuyer, on ne néglige pas de la citer.
« Qii'est-ce dans les lettres qu'un grand écrivain
qui n'est pas un homme de génie? écrit M. Nisard dans
son Histoire de la littérature française. Là où le fond
des choses n'est pas à la fois juste et relevé, il n'y a
pas de grand écrivain ; mais il peut y avoir un très
habile homme qui veut cacher aux autres, et peut-
être à lui-même, la faiblesse de ses pensées. C'est de
La Bruyère, quand il n'est pas cet habile homme,
que Boileau disait ce mot souvent cité : « Qu'il ne
« manquerait" rien à Maximiliert, si la nature l'avait
« fait aussi agréable qu'il a envie de l'être. »
« Un peu par faiblesse, un peu par l'extrême diffi-
culté pour le moraliste de se tenir entre le raffiné et
le commun, La Bruyère tantôt cherche à parer, pour
les déguiser, des préceptes de sagesse banale qu'il n'a
pas su éviter, et tantôt s'éblouit de la finesse de ses
vues. Toujours occupé du soin de plaire au lecteur,
il se défie de la variété naturelle de son sujet, et il
prodigue les artifices pour diversifier la variété elle-
même. »
IXTRODUCTIOX.
Le mcme critique dit plus loin, avec une parfaite
justesse :
« Certains portraits de La Bruyère sont excessifs,
moins encore par l'exagération que par le trop grand
nombre des traits : chaque original en porte plus que
sa charge : ce sont les Hercules du ridicule.
« Le besoin de plaire au public a fait sortir La
Bruyère des limites de son art. Il l'avoue dans une
note sur le portrait de Ménalque le distrait, où
l'excès de longueur choque d'autant plus qu'il s'agit
du type mtnie de la pétulance, de défaut de suite,
de la mobilité, de l'absence. « Ceci, dit-il, est
moins un caractère particulier qu'un recueil de faits
de distraction ; ils ne sauraient être en trop grand
nombre s'ils sont agréables ; car, les goûts étant
différents, on a à choisir. » Raison spécieuse et
qui n'est pas d'un maître de l'art. La Bruyère donne
l'exemple, trop souvent imité, des théories imagi-
nées par les écrivains pour se mettre en paix sur
leurs défauts. L'art ne consiste pas à contenter tous
les goûts, en flattant les uns par ce qui choque les
autres, mais à faire que les goûts les plus différents
soient d'accord de la justesse d'une pensée, de la
beauté d'une expression, de la- vérité d'une pein-
ture. »
Une des causes de ce manque de mesure dans le
ton, de ce défaut de proportions, de cette surcharge
de traits, est la façon même dont La Bruyère a com-
posé son livre. Il a procédé par additions, par re-
touches, ayant toujours quelque chose à compléter,
ne croyant jamais avoir assez dit ni assez bien dit.
Montaigne, que l'auteur des Caractères lisait beau-
IXTRODUCTION.
coup el qu'en deux ou trois endroits il a fort habile-
ment pastiché, avait fait ainsi, mais dans un intérêt
de stratégie etpour accoutumer le public aux hardiesses
des Essais. On a pensé qu'une même prudence avait
suggéré à La Bruyère ces augmentations qui venaient
grossir le volume à chaque, édition. Nous estimons,
quant à nous, qu'elles ont été causées par le scrupule
littéraire, l'amour de la perfection, l'insatiable re-
cherche du mieux. A remanier sans cesse, l'écrivain a
quelquefois risqué de gâter ses meilleures pages. Cela
est surtout sensible dans les morceaux étendus, où
toutes les finesses, toutes les ruses de la ponctuation
ne parviennent pas à dissimuler le placage et ne sau-
raient suppléer à la brièveté du souffle-.
C'est assez insister sur les défauts. Les beautés sont
nombreuses et grandes. Elles ont du premier coup
mérité le succès, et la durée des Caractùres prouve
que l'auteur ne s'était pas égaré en des exceptions et
n'avait que très peu accordé à la fantaisie. Qi-iand on
relit ce livre à deux siècles de distance, on est émer-
veillé de voir comme les originaux qui le peuplent
sont encore vivants. Il y a beaucoup à parier qu'ils
seront immortels. Nous les rencontrons tous les jours;
nous les coudoyons dans la rue; nous les apercevons
même quelquefois dans notre miroir en nous y regar-
dant bien. On comprend vraiment qu'en imprimant
son discours de réception à l'Académie française, où
il fut admis en .695, le moraliste se soit rendu ce
témoignage dans sa préface : « Qu'on me permette,
ici une vanité sur mon ouvrage : je suis presque dis-
posé à croire qu'il faut que mes peintures expriment
bien l'homme en général, puisqu'elles ressemblent à
INTRODUCTION.
taut de particuliers, et que chacun y croit voir ceux
de sa ville ou de sa province. »
Il a raison de se décerner cet éloge, et quand une
louange pareille est méritée par un livre de morale, ce
livre est classé d'emblée dans les ouvrages qui ne
doiAent point périr. La Bruyère l'a si bien senti qu'il
s'est voué pour ainsi dire aux Qtractà-es, ne cherdmnt
point à tenter la fortune dans quelque autre genre.
On assure qu'il avait travaillé à des Dialogues sur
le Ouiétlsme. Ces Dialogues se trouvent au tome II*
de La Bruyère des Grands écrivains de la France (i),
où tout le monde peut les lire. Il y en a neuf, dont
les deux derniers sont d'un théologien aventureux
nommé EUies Du Pin. Quelle part le moraliste, four-
voyé sur un terrain qui n'était pas le sien et faisant
de la casuistique en amateur, a-t-il prise aux sept autres
dialogues ? C'est ce qu'il est bien difficile de détermi-
ner. Les deux premiers dialogues sont assez piquants,
écrits sans éclat, dans la bonne moyenne de la langue
du xvu^ siècle. L'auteur, quel qu'il soit, possède à fond
les Provinciales et s'exerce à les imiter. Le début
agréable ne se soutient pas ; on tombe bientôt dans des
digressions et des subtilités, où la plume d'Ellies Du
Pin se fait trop exclusivement sentir. En somme, la
publication de ces Dialogues sur le Ouiétistne, tels que
nous les possédons, aurait peu servi la réputation de
La Bruyère; il est bon d'ajouter que ce prosateur scru-
puleux ne les aurait probablement pas mis au jour
.dans cet état d'imperfection.
La force et la santé : voilà les deux qualités domi-
(i) Chez Hachette.
IKTRODUCTIOX.
nantes des Caractères, ce qui fait qu'on peut et qu'on
doit les placer entre les mains de la jeunesse. Mon-
taigne, dans sa solitude épicurienne, a du maniaque ;
La Rochefoucauld n'est qu'un sceptique, un désabusé,
confit en amertume et en égoïsme ; Vauvenargue,
plus tard, sera un éloquent et doux valétudinaire. La
Bruyère est un homme de complexion robuste et
saine, qui ne craint pas plus de célébrer la verta que
de blâmer le vice. Son livre respire le courage, la
fratichise, l'honnêteté. On ne le lit jamais sans profit;
à toutes les époques, à tous les âges, on y trouve de
bons conseils, et il est toujours de saison.
Jules Levallois.
LES CARACTERES
LES MŒURS DE CE SIECLE
f^e rends au public ce qu'il m'a prêté , j'ai em-
I f^ prunté de lui la matière de cet ouvrage : il
est juste que, l'ayant achevé avec toute l'at-
tention pour la vérité dont je suis capable, et qu'il
mérite de moi, je lui en fasse la restitution. Il peut
regarder avec loisir ce portrait que j'ai fait de lui
d'après nature, et s'il se connaît quelques-uns des
défauts que je touche, s'en corriger. C'est l'unique fin
que l'on doit se proposer en écrivant, et le succès
aussi que l'on doit moins se promettre. Mais comme
les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut
pas aussi se lasser de le leur reprocher : ils seraient
peut-être pires s'ils venaient à manquer de censeurs
ou de critiques , c'est ce qui fait que l'on prêche et
que l'on écrit. L'orateur et l'écrivain ne sauraient
vaincre la joie qu'ils ont d'être applaudis ; mais ils
devraient rougir d'eux-mêmes s'ils n'avaient cherché,
par leurs discours et par leurs écrits, que des éloges ;
outre que l'approbation la plus sûre et la moins équi-
voque est le changement de rtiœurs et la réformation
de ceux qui les Usent ou qui les écoutent. On ne doit
LES CARACTERES DE
parler, en ne doit écrire que pour l'instruction, et
s'il arrive que l'en plaise, il ne faut pas néanmoins
s'en repentir, si cela sert à insinuer et à faire recevoir
les vérilés qui doivent instaure. Quand donc il s'est
glissé dans un livre quelques pensées ou quelques
réflexions qui n'ont ni le feu, ni le tour, ni la vivacité
des autres, bien qu'elles semblent y être admises pour
la variété, pour délasser l'esprit, pour le rendre plus
présent et plus attentif à ce qui va suivre, à moins que
d'ailleurs elles ne soient sensibles, familières, instruc-
tives, accommodées au simple peuple, qu'il n'est pas
permis de négliger, le lecteur peut les condamner, et
l'auteur les doit proscrire : voilà la règle. Il y en a
une autre, et que j'ai intérêt que l'on ^ euille suivre ;
qui est de ne pas perdre mon titre de vue, et de pen-
ser toujours, et dans toute la lecture de cet ouvrage,
que ce sont les caractères ou les mœurs de ce siècle
que je décris ; car, bien que je les tire souvent de la
cour de France et des hommes de ma nation, on ne
peut pas néanmoins les restreindre à une seule cour,
ni les renfern-icr en un seul pays, sans que mon livre
ne perde beaucoup de son étendue et de son utilité,
ne s'écarte du plan que je me suis fait d'y peindre les
hommes en général, comme des raisons qui entrent
dans l'ordre des chapitres, et dans une certaine suite
insensible des réflexions qui les composent. Après
cete précaution si nécessaire, et dont on pénètre
assez les conséquences, je crois pouvoir protester
contre tout chagrin, toute plainte, toute maligne
interprétation, toute fausse application et toute cen-
sure, contre les froids plaisants et les lecteurs mal
intentionnés. Il faut savoir lire, et ensuite se taire,
ou pouvoir rapporter ce qu'on a lu, et ni plus ni
moins que ce qu'on a lu ; et si en le peut quelque-
fois, ce n'est pas assez, il faut encore le vouloir faire;
Sans ces conditions qu'un auteur exact et scrupuleux
26 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
est en droit d'exiger de certains esprits pour l'unique
récompense de son travail, je doute qu'il doive con-
. tinuer d'écrire, s'il préfère du moins sa propre satis-
faction à l'utilité de plusieurs et au zèle de la vérité.
J'avoue d'ailleurs que j'ai balancé dès l'année 1690,
et avant la cinquième édition, entre l'impatience de
donner à m on livre plus de rondeur et une meilleure
forme par de nouveaux caractères, et la crainte de
faire dire à quelques-uns : Ne finiront-ils point ces
caractères, et ne verrons-nous jamais autre chose de
cet écrivain ? Des gens sages me disaient d'une part :
La matière est solide, utile, agréable, inépuisable ,
vivez longtemps, et traitez-la sans interruption pen-
dant que vous vivrez ; que pourriez-vous faire de
mieux ?. Il n'y a point d'année que les folies des
hommes ne puissent vous fournir un volume. D'au-
tres, avec beaucoup de raison, me faisaient redouter
les caprices de la multitude et la légèreté du public,
de qui j'ai néanmoins de si grands sujets d'être con-
tent, et ne manquaient pas de me suggérer que, per-
sonne presque depuis trente années ne lisant plus que
pour lire, il fallait aux hommes, pour les amuser, de
nouveaux chapitres et un nouveau titre ; que cette
indolence avait rempH les boutiques et peuplé le
monde depuis tout ce temps de livres froids et en-
nuyeux, d'un mauvais style et de nulle ressource,
sans règles et sans la moindre justesse, contraires aux
mœurs et aux bienséances, écrits avec précipitation,
et lus de même, seulement par leur nouveauté ; et
que si je ne savais qu'augmenter un livre raisonnable,
le mieux que je pouvais faire était de me reposer. Je
pris alors quelque chose de ces deux avis si opposés,
et je gardai un tempérament qui les rapprochait : je
ne feignis point d'ajouter quelques nouvelles remar-
ques à celles qui avaient déjà grossi du double la pre-
mière édition de mon ouvrage : mais afin que le
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
public ne fût point obligé de parcourir ce qui était
ancien pour passer à ce qu'il y avait de nouveau, et
qu'il trouvât sous ses j'eux ce qu'il avait seulement
envie de lire, je pris soin de lui désigner cette seconde
augmentation par une marque particulière, je crus
aussi qu'il ne serait pas inutile de lui distinguer la pre-
mière augmentation par une autre marque plus sim-
ple, qui serv'it à lui montrer le progrès de mes carac-
tères, et à aider son choix dans la lecture qu'il en
voudrait faire (i) , et-comme il pouvait craindre que
ce progrès n'allât à l'infini, j'ajoutais à toutes ces
exactitudes une promesse sincère de ne plus rien
hasarder en ce genre. Que si quelqu'un m'accuse
d'avoir manqué à ma parole, en insérant dans les trois
éditions qui ont suivi un assez grand nombre de nou-
velles remarques, il verra du moins qu'en les con-
fondant avec les anciennes par la suppression entière
de ces différences, qui se voient par apostille, j'ai
moins pensé à lui faire lire rien de nouveau, qu'à
laisser peut-être à la postérité un ouvrage de moeurs
plus complet, plus fini et plus régulier. Ce ne sont
point au reste des maximes que j'ai voulu écrire : elles
sont comme des lois dans la morale ; et j'avoue que
je n'ai ni assez d'autorité, ni assez de génie pour faire
le législateur. Je sais même que j'aurais péché contre
l'usage des maximes, qui veut qu'à la manière des
oracles elles soient courtes et concises. Quelques-
unes de ces remarques le sontj quelques autres sent
plus étendues : on pense les choses d'une manière
différente et on les explique par un tour aussi tout
différent, par une sentence, par un raisonnement,
(i) Ces marques étaient des pieds de mouche entre de
doubles parenthèses. On les a supprimées depuis long-
temps, et La Bruyère lui-même, comme on,le voit, y avait
en partie renoncé. {Note de r éditeur.)
28 LES CAHACTÉRFS DE LA BRUYÈRE.
par une mctaphore ou quelque autre figure, par un
parallèle, par une simple comparaison, par un fait
tout entier, par un Seul trait, par une description, par
une peinture : de là procède la longueur ou la briè-
veté de mes réflexions. Ceux enfin qui font des ma-
ximes veulent être crus ; je consens au contraire que
l'on dise de moi que je n'ai pas quelquefois bien
remarqué, pourvu que l'on remarque mieux.
I
DES OUVRAGES DE l'eSPRIT.
out est dit, et l'on vient trop tard depuis plus
'-''^-de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui
I pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le
plus beau et le meilleur est enlevé : l'on ne fait que
glaner après les anciens et les habiles d'entre les
modernes.
Il faut chercher seulement à penser et à parler juste,
sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos
sentiments : c'est une trop grande entreprise.
C'est un métier que de fc.ire un livre comme de
faire une pendule. Il faut plus que de l'esprit pour être
auteur. Un magistrat allait par son mérite à la pre-
mière dignité ; il était homme délié et pratique dans
les affaires ; il a fait imprimer un ouvrage moral qui
est rare par le ridicule. Il n'est pas si aisé de se faire
un nom par un ouvrage parfait que d'en faire valoir
_ES CARACTERES DE LA BRUYERE.
un médiocre par le nom qu'on s'est déjà acquis. Un
ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est
donné en feuilles sous le manteau aux conditions
d'être rendu de même , s'il est médiocre, passe pour
merveilleux : l'impression est l'écueil. Si l'on ôte de
beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au
lecteur, l'épitre dédicatoire, la préface, la table, les
approbations, il reste à peine assez de pages pour
mériter le nom de livre.
Il y a de certaines choses dont la médiocrité est
insupportable : la poésie, la musique, la peinture, le
discours public. Quel supplice que celui d'entendre
déclamer pompeusement un froid discours, ou pro-
noncer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un
mauvais poète ?
Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de
longues suites de vers pompeux, qui semblent forts,
élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple
écoute avidement, les yeux élevés et la bouche
ouverte, croit que cela lui plait, et à mesure qu'il y
comprend moins, l'admire davantage ; il n'a pas le
temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et
d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première
jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles
pour les acteurs, pour le parterre et l'amphitliéâtre,
que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes ; et qu'avec
toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort
de n'y rien entendre : je suis détrompé.
L'on n'a guère vu jusques à présent un chef-d'œuvre
d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs : Homère a fait
Vlliade, Virgile VEnéide, Tite-Live ses Décades, et
l'Orateur romain ses Oraisons.
T. I. 2
LES CARACTERES DE LA BRVn'ÈRE.
Il y a dans l'art un point de perfection comme de
bonté ou de maturité dans la nature : celui qui le sent
et qui l'aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas
et qui aime en deçà ou au delà a le goût défectueux.
Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute
des goûts avec fondement.
Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi
les hommes ; ou, pour mieux dire,il y a peu d'hommes
dont l'esprit soit accompagné d'un goût sûr et d'une
critique judicieuse.
La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a
embelli les actions des héros ; ainsi je ne sais qui sont
plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux
qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces
grands hommes à leurs historiens.
Amas d'épithètes, mauvaises louanges: ce sont les
faits qui louent et la manière de les raconter.
Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à
bien peindre. Moïse(i), Homère, Platon, Virgile, Ho-
race, ne sont au-dessus des autres écrivains, que par
leurs expressions et leurs images. Il faut exprimer le
vrai pour écrite naturellement, fortement, délicate-
ment.
On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architec-
ture. On a entièrement abandonné l'ordre gotlaique
que la barbarie avait introduit pour les palais et pour
les temples, on a rappelé le dorique, l'ionique et le
corintliien: ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines
de l'ancienne Rome et dans la vieille Grèce, devenu
(i) Quand même on ne le considère que comme un
honoine qui a écrit. {Note de l' auteur.)
LES C.VRACTERES DE LA BRUYERE.
moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péri-
. styles. De même, on ne saurait, en écrivant, rencon-
trer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens
que par leur imitation.
Combien de siècles se sont écoulés avant que les
hommes, dans les sciences et dans les arts, aient pu
revenir au goût des anciens et reprendre enfin le
simple et le namrel !
On se nourrit des anciens et des habiles modernes ;
on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en
renfle ses ouvrages ; et quand enfin l'on est auteur et
que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre
eux, on les maltraite, semblable à ces enfants, drus et
forts d'un bon lait qu'ils ont sucé, qui battent leur
nourrice.
Un auteur moderne prouve ordinairement que les
anciens nous sont inférieurs en deux manières, par
raison et par exemple : il tire la raison de son goût
particulier et l'exemple de ses ouvrages. Il avoue que
les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils
soient, ont de beaux traits ; il les cite, et ils sont si
beaux qu'ils font lire sa critique.
Quelques habiles prononcent en faveur des anciens
contre les modernes ; mais ils sont suspects et sem-
blent juger en leur propre cause, tant leurs ou%Tages
sont faits sur le goût de l'antiquité : on les récuse.
L'on de^'rait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui
en savent assez pour les corriger et les estimer. Ne
vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage est
un pédantisme. Il faut qu'un auteur reçoive avec une
égale modestie les éloges et la critique que l'on fait de
ses ouvrages.
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Entre toutes les différentes expressions qui peuvent
rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une
qui soit la bonne : on ne la rencontre pas toujours
en parlant ou en écrivant. Il est vrai néanmoins
qu'elle existe, que tout ce qui ne l'est point est faible
et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se
faire entendre.
Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve
souvent que l'expression qu'il cherchait depuis long-
temps sans la connaitre, et qu'il a enfin trouvée, est
celle qui était la plus simple, la plus naturelle, qui
semblait devoir se présenter d'abord et sans efforts.
Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retou-
cher à leurs ouvrages ; comme elle n'est pas tou-
jours fixe et qu'elle varie en eux selon les occasions,
ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les
termes qu'ils ont le plus aimés.
La même justesse d'esprit qui nous fait écrire de
bonnes choses nous fait appréhender qu'elles ne le
soient pas assez pour mériter d'être lues. Un esprit
médiocre croit écrire divinement ; un bon esprit croit
écrire raisonnablement.
« L'on m'a engagé, dit Ariste, à lire mes ouvrages
à Zoïle, je l'ai fait ; ils l'ont saisi d'abord, et,
avant qu'il ait eu le loisir de les trouver mauvais, il
les a loués modestement en ma présence, et il ne
les a pas loués depuis devant personne ; je l'excuse
et je n'en demande pas davantage à un auteur ; je
le plains même d'avoir écouté de belles choses qu'il
n'a point faites. »
Ceux qui par leur condition se trouvent exempts
de la jalousie d'auteur, ont ou des passions ou des
LES CARACTERES DE LA BRUYERE. 35
besoins qui les distraient et les rendent froids sur les
conceptions d'autrui ; personne presque, par la dis-
position de son esprit, de son cœur et de sa fortune,
n'est en état de se livrer au plaisir que donne la per-
fection d'un ouvrage.
Le plaisir de la critique nous ôte celui d'être vive-
ment touchés de très belles choses.
Bien des gens vont jusques à sentir le mérite d'un
manuscrit qu'on leur lit, qui ne peuvent se déclarer
en sa faveur jusques à ce qu'ils aient vu le cours qu'il
aura dans le monde par l'impression, ou quel sera son
sort parmi les habiles : ils ne hasardent point leurs
suffrages, et ils veulent être portés par la foule et
entraînés par la multitude. Ils disent alors qu'ils ont
les premiers approuvé cet ouvrage et que le public
est de leur avis. Ces gens laissent échapper les plus
belles occasions de nous convaincre qu'ils ont de la
capacité et des lumières, qu'ils savent juger, trouver
bon ce qui est bon, et meilleur ce qui est meilleur. Un
bel ouvrage tombe entre leurs mains, c'est un premier
ouvrage, l'auteur ne s'est pas encore fait un grand
nom, il n'a rien qui prévienne en sa faveur ; il ne
s'agit point de faire sa cour ou de flatter les grands
en applaudissant à ses écrits. On ne vous demande
pas, Zélotes, de vous récrier : Gest un chef-d'œuvre
de l'esprit ; l'humanité ne va pas plus loin ; c'est jusqu'où
la parole humaine peut s'élever ; on ne juchera à l'avenir
du goût de quelqu'un qu'à proportion qu'il en aura pour
cette pièce : phrases outrées, dégoûtantes, qui sentent
la pension ou l'abbaye, nuisibles à cela même qui est
louable et qu'on veut louer : que ne disiez-vous seu-
lement, voilà un bon livre ! Vous le dites, il est vrai,
34 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
avec toute la France, avec les étrangers comme avec
vos compatriotes, quand il est imprimé par toute
l'Europe, et qu'il est traduit en plusieurs langues : il
n'est plus temps.
Quelques-uns de ceux qui ont lu un ouvrage en
rapportent certains traits dont ils n'ont pas compris
le sens, et qu'ils altèrent encore par tout ce qu'ils y
mettent du leur ; et ces traits, ainsi corrompus et
défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres
pensées et leurs expressions, il les exposent à la cen-
sure, soutiennent qu'ils sont mauvais, et tout le
monde convient qu'ils sont mauvais : mais l'endroit
de l'ouvrage que ces critiques croient citer, et qu'en
effet ils ne citent point, n'en est pas pire.
« Que dites-vous du livre d'Hermodore ? — Qu'il
est mauvais, répond Anthime. — Qu'il est mauvais ?
— Qu'il est tel, continue-t-il, que ce n'est pas un
livre, ou qui mérite du moins que le monde en parle.
— Mais l'avez-vous lu ? — Non, dit Anthitije. » Que
n'ajoute-t-il que Fulvie et Mélanie l'ont condamné
sans l'avoir lu, et qu'il est ami de Fulvie et de
Mélanie.
Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les
hommes ; et dans l'éloignement d'où il les voit,
il est comme effraj-é de leur petitesse. Loué,
exalté et porté jusqu'aux cieux par de certaines gens
qui se sont promis de s'admirer réciproquement, il
croit, avec quelque mérite qu'il a, posséder tout celui
qu'on peut avoir, et qu'il n'aura jamais : occupé et
rempli de ses sublimes idées, il se donne à peine le
loisir de prononcer quelques oracles : élevé par son
caractère au-dessus des jugements humains, il aban-
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
donne aux âmes communes le mérite d'une vie suivie
et uniforme : et il n'est responsable de ses incons-
tances qu'à ce cercle d'amis qui les idolâtrent. Eux
seuls savent juger, savent penser, savent écrire,
doivent écrire. Il n'y a point d'autre ouvrage d'esprit
si bien reçu dans le monde, et si universellement
goûté des honnêtes gens, je ne dis pas qu'il veuille
approuver, mais qu'il daigne lire : incapable d'être
corrigé par cette peinture qu'il ne lira point.
Théocrine sait des choses assez inutiles ; il a des
sentiments toujours singuliers ; il est moins profend
que méthodique ; il n'exerce que sa mémoire ; il est
abstrait, dédaigneux, et il semble toujours rire en
lui-même de ceux qu'il croit ne le valoir pas. Le
hasard fait que je lui lis mon ouvrage ; il l'écoute. Est-
il lu, il me parle du sien. Et du vôtre, me direz-vous,
qu'en pense-t-il ? Je vous l'ai déjà dit, il me parle du
sien.
Il n'y a point d'ouvrage si accompli qui ne fondit
tout entier au milieu de la critique, si son auteur
voulait en croire tous les censeurs, qui ôtent chacun
l'endroit qui leur plaît le moins. C'est une expérience
faite, que s'il se trouve dix personnes qui effacent
d'un livre une expression ou un sentiment, l'on en
fournit aisément un pareil nombre qui les réclame :
ceux-ci s'écrient : pourquoi supprimer cette pensée ?
elle est neuve, eUe est belle, et le tour en 'est admi-
rable ; et ceux-là affirment au contraire, ou qu'ils
auraient négligé cette pensée ou qu'ils lui auraient
donné un autre tour. Il y a un terme, disent les uns,
dans votre ouvrage, qui est rencontré, et qui peint
la chose au naturel : il y un mot, disent les autres,
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE;
qui est hasardé, et qui d'ailleurs ne signifie pas assez
ce que vous voulez peut-être faire entendre : et c'est
du même trait et du même mot que tous ces gens
s'expliquent ainsi : et tous sont connaisseurs et pas-
sent pour tels. Quel autre parti pour un auteur, que
d'oser pour lors être de l'avis de ceux qui l'approu-
vent ?
Un auteur sérieux n'est pas obligé de remplir son
esprit de toutes les extravagances, de toutes les sale-
tés, de tous les mauvais mots que l'on peut dire, et
de toutes les ineptes applications que l'on peut faire au
sujet de quelques endroits de son ouvrage, et encore
moins de les supprimer. Il est convaincu que, quelque
scrupuleuse exactitude que l'on ait dans sa manière
d'écrire, la raillerie froide des mauvais plaisants est
un mal inévitable, et que les meilleures choses ne
leur servent souvent qu'à leur faire rencontrer une
sottise.
Si certains esprits vifs et décisifs étaient crus, ce
serait encore trop que les termes pour exprimer les
sentiments : il faudrait leur parler par signes, ou,
sans parler, se faire entendre. Quelque soin qu'on
apporte à être serré et concis, et quelque réputation
qu'on ait d'être tel, ils vous trouvent diffus. Il faut
leur laisser tout à suppléer, et n'écrire que pour eux
seuls ; ils conçoivent une période par le mot qui la
commence, et par une période tout un chapitre : leur
avez-vous lu un seul endroit de l'ouvrage, c'est assez,
ils sont dans le fait et entendent l'ouvrage. Un tissu
d'énigmes leur serait une lecture divertissante, et
c'est une perte pour eux que ce style estropié qui les
enlève soit rare, et que peu d'écrivains s'en accom-
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 37
modent. Les comparaisons tirées d'un fleuve dont le
cours, quoique rapide, est égal et uniforme, ou d'un
embrasement qui, poussé par les vents, s'épand au
loin dans une forêt, où il consume les chênes et les
pins, ne leur fournissent aucune idée de l'éloquence.
Montrez-leur un feu grégeois qui les surprenne, ou
un éclair qui les éblouisse, ils vous quittent du bon
et du beau.
Quelle prodigieuse distance entre un bel ouvrage
et un ouvrage parfait ou régulier, je ne sais s'il s'en
est encore trouvé de ce dernier genre. Il est peut-
être moins difficile aux rares génies de rencontrer le
grand et le sublime, que d'éviter toute sorte de fautes.
Le Gd n'a eu qu'une voix pour lui à sa naissance,
qui a été celle de l'admiration : il s'est vu plus fort
que l'autorité et la politique, qui ont tenté vainement
de le détruire ; il a réuni en sa faveur des esprits tou-
jours partagés d'opinions et de sentiments, les grands
et le peuple : ils s'accordent tous à le savoir de
mémoire et à prévenir au théâtre les acteurs qui le
récitent. Le Cid enfin est l'un des plus beaux poèmes
que l'on puisse faire, et l'une des meilleures critiques
qui aient été faites sur aucun sujet est celle du Cid.
Quand une lecture vous élève l'esprit , et qu'elle
vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne
cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage,
il est bon et fait de main d'ouvrier.
Capys, qui s'érige en juge du beau style, et qui
croit écrire comme Bouhours et Rabutin, résiste à la
voix du peuple, et dit tout seul que Damis n'est pas
un bon auteur^ Damis cède à la multitude et dit ingé-
nument avec le public que Capys est un froid écrivain.
5 8 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Le devoir du nouvelliste est de dire : il y a un tel
livre qui court, et qui est imprimé chez Cramoisy, en
tel caractère ; il est bien relié et en beau papier : il se
vend tant : il doit savoir jusques à l'enseigne du
libraire qui le débite ; sa folie est d'en vouloir faire la
critique. Le sublime du nouvelliste est le raisonne-
ment creux sur la politique. Le nouvelliste se couche
le soir tranquillement sur une nouvelle qui se cor-
rompt la nuit, et qu'il est obligé d'abandonner le
matin à son réveil.
Le philosophe consume sa vie à observer les
hommes, et il use ses esprits à en démêler les vices et
le ridicule : s'il donne quelque tour à ses pensées, c'est
moins par une vanité d'auteur, que pour mettre une
vérité qu'il a trouvée dans tout le jour nécessaire pour
faire l'impression qui doit servir à son dessein. Quel-
ques lecteurs croient néanmoins le payer avec usure
s'ils disent magistralement qu'ils ont lu son Tnre et
qu'il y a de l'esprit ; mais il leur renvoie tous leurs
éloges , qu'il n'a pas cherchés par son travail et par
ses veilles. Il porte plus haut ses projets et agit pour
une fin plus relevée : il demande des hommes un plus,
grand et un plus rare succès que les louanges, etj
même que les récompenses, qui est de les rendre!
meilleurs.
Les sots lisent un livre et ne l'entendent point : les
esprits médiocres croient l'entendre parfaitement : les
grands esprits ne l'entendent quelquefois pas tout
entier : ils trouvent obscur ce qui est obscur, comme
ils trouvent clair ce qui est clair. Les beau.K esprits
veulent trouver obscur ce qui ne l'est point, et ne pas
entendre ce qui est fort intelligible.
LES CARACTERES DE LA BRUYERE. 39
Un auteur cherche vainement à se faire admirer par
son ouvrage. Les sots admirent quelquefois, mais ce
sont des sots. Les personnes d'esprit ont en elles les
semences de toutes les vérités et de tous les senti-
ments ; rien ne leur est nouveau ; elles admirent peu,
elles approuvent.
Je ne sais si l'on pourra jamais mettre dans des
lettres plus d'esprit, plus de tour, plus d'agrément,
plus de style que l'on en voit dans ceUes de Balzac et
de Voiture. Elles sont vides de sentiments qui n'ont
régné que depuis leur temps, et qui doivent aux
femmes leur naissance. Ce sexe va plus loin que le
nôtre dans ce genre d'écrire, elles trouvent sous leur
plume des tours et des expressions qui s^u^'ect ea
nous ne sont l'effet que d'un long travail et d'une
pénible recherche : elles sont heureuses dans le choix
des termes qu'elles placent si juste que, tout connus
qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, et sem-
blent être faits seulement pour l'usage où elles les
mettent. Il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un
seul mot tout un sentiment, et de rendre délicatement
une pensée qui est délicate. Elles ont un enchaînement
de discours inimitable, qui se suit naturellement, et
qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient
toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quel-
ques-unes d'entre elles seraient peut-être ce q^e nous
avons dans notre langue de mieux écrit.
Il n'a manqué à Térence que d'être moins froid ;
quelle pureté, quelle exactitude, quelle politesse, quelle
élégance , quels caractères ! Il n'a manqué à Molière
que d'éviter le jargon et le barbarisme, et d'écrire pu-
rement ; quel feu, quelle naïveté, quelle source de la
40 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
bonne plaisanterie, quelle imitation des mœurs,quel]es
images et quel fléau du ridicule ! mais quel homme
on aurait pu faire de ces deux comiques !
J'ai lu Malherbe et Théophile. Ils ont tous deux
connu la nature, avec cette différence que le premier,
d'un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce
qu'elle a de plus beau et de plus noble; de plus naïf et
de plus simple : il en fait la peinture ou l'histoire.
L'autre, sans choix, sans exactitude, d'une plume
libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s'ap-
pesantit sur les détails : il fait une anatomie ; tantôt
il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature : il
en fait le roman.
Ronsard et Balzac ont eu, chacun dans leur genre,
assez de bon et de mauvais pour former après eux de
très grands hommes en vers et en prose.
Marot, par son tour et par son style, semble avoir
écrit depuis Ronsard ; il n'y a guère, entre ce premier
et nous, que la différence de quelques mots.
Ronsard et les auteurs ses contemporains ont plus
nui au style qu'ils ne lui ont servi. Ils l'ont retardé
dans le chemin de la perfection, ils l'ont exposé à la
manquer pour toujours et à n'y plus revenir. Il est
étonnant que les ouvrages de Marct, si naturels et si
faciles, n'aient su faire de Ronsard, d'ailleurs plein de
verve et d'entliousiasme, un plus^ grand poète que
Ronsard et que Marot ; et, au contraire, que Belleau,
jcdelle et du Bartas aient été sitôt suivis d'un Racan
et d'un Malherbe ; et que notre langue, à peine cor-
rompue, se soit vue réparée.
Deux écrivains, dans leurs ouvrages, ont blâmé
Montaigne, que je ne crois pas, aussi bien qu'eux,.
I
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE. 4I
exempt de toute sorte de blâme ; il paraît que tous
deux ne l'ont estimé en nulle manière. L'un ne pen-
sait pas assez pour goûter un auteur qu; pense beau-
coup ; l'autre pense trop subtilement pour s'accom-
moder des pensées qui sont naturelles.
Un style grave, sérieux, scrupuleux, va fort loin ;
on lit Amyot et Coefleteau ; lequel lit-on de leurs
contemporains ? Balzac, pour les termes et pour l'ex-
pression, est moins vieux que Voiture ; mais si ce
dernier, pour le tour, pour l'esprit et pour le naturel
n'est pas moderne, et ne ressemble en rien à nos
écrivains, c'est qu'il leur a été plus facile de le négli-
ger que de l'imiter ; et que le petit nombre de ceux
qui courent après lui ne peut l'atteindre.
Les connaisseurs, ou ceux qui, se croyant tels, se
donnent voix délibérative et décisive sur les spectacles,
se cantonnent aussi, et se divisent en des partis con-
traires, dont chacun, poussé par un tout autre intérêt
que par celui du public ou de l'équité, admire un cer-
tain poème eu une certaine musique, et siffle toute
autre. Ils nuisent également par cette chaleur à dé-
fendre leurs préventions, et à la faction opposée, et à
leur propre cabale : ils découragent par mille contra-
dictions les poètes et les musiciens, retardent les pro-
grès des sciences et des arts, en leur ôtant le fruit
qu'ils pourraient tirer de l'émulation et de la liberté
qu'auraient plusieurs excellents maîtres de faire, cha-
cun dans leur genre et selon leur génie, de très beaux
ouvrages.
D'où vient que l'on rit si librement au théâtre, et
que l'on a honte d'y pleurer ? Est-il moins dans la
nature de s'attendrir sur le pitoyable que d'éclater sur
T. I. 3
42 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
le ridicule ? Est-ce l'altération des traits qui nous re-
tient ? Elle est plus grande dans un rire immodéré
que dans la plus amére douleur ; et l'on détourne son
visage pour rire comme pour pleurer en la présence
des grands et de tous ceux que l'on respecte. Est-ce
une peine que l'on sent à laisser voir que Ton est
tendre, et à marquer quelque faiblesse, surtout en un
sujet faux, et dont il semble que l'on soit la dupe ?
Mais sans citer les personnes graves ou les esprits
forts qui trouvent 'du faible dans un rire excessif
comme dans les pleurs, et qui se les défendent égale-
ment, qu'attend-on d'une scène tragique ? qu'elle
fasse rire ? et d'ailleurs la vérité n'y règne-t-elle pas
aussi vivement par ses images que dans le comique ?
l'âme ne va-t-elle pas jusqu'au vrai dans l'un et l'autre
genre avant que de s'émouvoir ? est-elle même si
aisée à contenter ? ne lui faut-il pas encore le vrai-
semblable ? Comme donc ce n'est point une chose
bizarre d'entendre s'élever de tout un ampliithéâtre
un rire universel sur quelque endroit d'une comédie,
et que cela suppose au contraire qu'il est plaisant et
très naïvement exécuté, aussi l'extrême violence que
chacun se fait à contraindre ses larmes et le mauvais
rire dont on veut les couvrir prouvent clairement que
l'effet naturel du grand tragique serait de pleurer tout
franchement et de concert à la vue l'un de l'autre, et
sans autre embarras que d'essuyer ses larmes : outre
qu'après être convenu de s'y abandonner, on éprou-
verait encore qu'il y a souvent moins lieu de craindre
de pleurer au théâtre que de s'y morfondre.
Le poème tragique vous serre le cœur dès son com-
mencement, vous bisse à peine dans tout son progrès
lES CARACTERES DE LA BRUYERE. 43
la liberté de respirer et le temps de vous remettre ;
ou s'il vous donne quelque relâche, c'est peur vous
replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nou-
velles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié,
ou réciproquement à la pitié par le terrible ; vous
mène par les larmes, par les sanglots, par l'incer-
titude, par l'espérance, par la crainte, par les sur-
prises et par l'horreur, jusqu'à la catastrophe. Ce n'est
donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations
tendres, d'entretiens galants, de portraits agréables,
de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisants
pour faire rire, suivi à la vérité d'une dernière scène
où les mutins n'entendent aucune raison, et où, pour
la bienséance, il y a enfin du sang répandu, et quel-
que maDieureux à qui il en coûte la vie.
Ce n'est point assez que les moeurs du tliéâtre ne
soient point mauvaises, il faut encore qu'elles soient
décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si
bas, si grossier, ou même si fade et si indifférent,
qu'il n'est ni permis au poète d'y faire attention, ni
possible aux spectateurs de s'en divertir. Le paysan ou
l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur ; il
n'entre qu'à peine dans le vrai comique ; comment
pourrait-il faire le fonds ou l'action principale de la
comédie ? Ces caractères, dit-on, sont naturels :
ainsi par cette règle on occupera bientôt tout l'am-
phithéâtre -d'un laquais qui siffle, d'un malade dans
sa garde-/obe, d'un homme ivre qui dort ou qui
vomit : y a-t-il rien de plus naturel ? C'est le propre
d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie
du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se
parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des
44 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
billets et d'y faire réponse : mettez ce rôle sur la
scène, plus longtemps vous le ferez durer, un acte,
deux actes, plus il sera naturel et conforme à son
original ; mais plus aussi il sera froid et insipide.
Il semble que le roman et la comédie pourraient
être aussi utiles qu'ils sont nuisibles : l'on y voit de
si grands exemples de constance, de vertu, de ten-
dresse et de désintéressement, de si beaux et de si
parfaits caractères, que quand une jeune personne
jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant
que des sujets indignes et fort au-dessous de ce
qu'elle vient d'admirer; je m'étonne qu'elle soit
capable pour eux de la moindre faiblesse.
Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il
excelle ; il a pour lors un caractère original et ini-
mitable : mais il est inégal. Ses premières comédies
sont sèches, languissantes et ne laissaient pas espérer
qu'il dût ensuite aller si loin, comme ses dernières
font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut.
Dans quelques-unes de ses meilleures pièces, il y a
des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de
déclamateur qui arrête l'action et la fait languir, des
négligences dans les vers et dans l'expression qu'oui
ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il!
y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit, qu'il
avait sublime, auquel il a été redevable de certains
vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs,
de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois ha-
sardée contre les règles des anciens, et enfin de ses
dénouements, car il ne s'est pas toujours assujetti au
goût des Grecs et à leur grande simphcité. Il a aimé,
au contraire, à charger la scène d'cN énements dont il
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
est presque toujours sorti avec succès : admirr.ble
surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui
se trouve pour le dessein entre un si grand nombre _
de poèmes qu'il a composés. Il semble qu'il y ait plus
de ressemblance dans ceux de Racine, et qu'ils y ten-
dent un peu plus à une même chose; mais il est
égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour
le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes,
régulières, prises dans le bon sens et dans la nature,
soit pour la versification, qui est correcte, riche dans
ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse : exact
imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement
la netteté et la simplicité de l'action, à qui le grand
et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à
Corneille, ni le touchant ni le pathétique. Quelle
plus grande tendresse que celle qui est répandue dans
tout le Cid, dans Folyeuzte et dans les Horascs ?
Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate,
en Porus et en Burrlius ? Ces passions encore favo-
rites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter
sur les théâtres, et qu'on nomme la terreur et la
pitié, ont été connues de ces deux poètes : Oreste,
dans V Aiuiromaqiie de Racine, et Phèdre, du même
auteur, comme l'Œdipe et les Horaces de Corneille,
en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire
entre eux quelque comparaison, et de les marquer
l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu de propre et par
qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages,
peut-être qu'on pourrait parler ainsi : Corneille nous
assujettit à ses caractères et à ses idées. Racine se
conforme aux nôtres ; celui-là peint les hommes
comme ils devraient être, celui-ci les neint tels qu'ils
46 , LES CA;:IACTÉRES de la EilUYÈUE.
sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on
admire et de ce que l'on doit même imiter ; il y a
plus dans le second de ce que l'on reconnaît dans les
autres ou de ce que l'on éprouve dans soi-même.
L'un élève, étonne, maîtrise, instruit ; l'autre plait,
remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau,
de plus noble et de plus impérieux dans la raison est
manié par le premier, et par l'autre ce qu'il y a de
plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce
sont, dans celui-là, des maximes, des règles, des pré-
ceptes ; et, dans celui-ci, du. goût et des sentiments.
L'on est plus occupé aux pièces de Corneille ; l'on
est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine.
Corneille est plus moral. Racine plus naturel. Il
semble que l'un imite Sophocle; et que l'autre doit
plus à Euripide.
Le peuple appelle éloquence la facilité que quel-
ques-uns ont de parler seuls et longtemps, jointe à
l'emportement du geste, à l'éclat de la voix et à la
force des poumons. Les pédants ne l'admettent aussi
que dans le discours oratoire, et ne la distinguent pas
de l'entassement des figures, de l'usage des grands
mots et de la rondeur des périodes. Il semble que la
logique est l'art de convaincre de quelque vérité, et
l'éloquence un don de l'âme, lequel nous rend maî-
tres du cœur et de l'esprit des autres, qui fait que nous
leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce
qui nous plait. L'éloquence peut se trouver dans les
entretiens et dans tout genre d'écrire. Elle est rare-
ment où on la cherche, et elle est quelquefois où on
ne la cherche point. L'éloquence est au sublime ce
que le tout est à sa partie. <
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 47
Qu'est-ce que le sublime ? Il ne parait pas qu'on
l'ait défini. Est-ce une figure ? nait-il des figures ou
du moins de quelques figures ? Tout genre d'écrire
reçoit-il le sublime, ou s'il n'y a que les grands sujets
qui en soient capables ? Peut-il briller autre chose
dans l'égljgue qu'un bon naturel, et, dans les lettres
familières comme dans les conversations, qu'une
grande délicatesse ? Ou plutôt, le naturel et le délicat
ne sont-ils pas le sublime des ouvrages dont ils font
la perfection ? Qu'est-ce que le sublime ? Où entre le
sublime ?
Les sj'nonymes ^ont plusieurs dictions ou plu-
sieurs phrases différentes qui signifient une même
chose. L'antithèse est une opposition de deux vérités
qui se donnent du jour l'une à l'autre. La métaphore
ou la comparaison emprunte d'une chose étrangère
une image sensible et naturelle d'une vérité. L'hyper-
bole exprinie au-delà de la vérité pour ramener l'esprit
à la mieux connaître. Le sublime ne peint que la
vérité, mais en un sujet noble ; il la peint tout en-
tière, dans sa cause et dans son effet ; il est l'expres-
sion ou l'image la plus digne de cette vérité. Les es-
prits médiocres ne trouvent point l'unique expression,
et usent de sjmonymes. Les jeunes gens sont éblouis
de ré:lat de l'antithèse, et s'en servent. Les esprits
justes, et qui aiment à faire des images qui soient
précises, donnent naturellement dans la comparaison
et la métaphore. Les esprits vifs, pleins de feu, et
qu'une vaste imagination emporte hors des règles et
de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole.
Pour le sublime, il n'y a même entre les grands
génies que les plus élevés qui en soient capables.
48 LES CARACrèRES DE LA BRUYÈRE.
Tout ccrivain, pour écrire nettement, dDÏt se
mettre à la place de ses lecteurs, examiner son
propre ouvrage comme quelque chose qui lui est
nouveau, qu'il lit pour la première fois, où il n'a
nulle part, et queTauteur aurait soumis à sa critique,
et se persuader ensuite qu'on n'est pas entendu seu-
lement à cause que l'on s'entend soi-même, mais
parce qu'on est en effet intelligible. L'on n'écrit que
pour être entendu ; mais il faut, du moins en écrivant,
faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une
diction pure et user de- termes qui soient propres, il
est vrai ; mais il faut que ces terrrtes si propres expri-
ment des pensées nobles, vives, solides, et qui ren-
ferment un très beau sens. C'est faire de la pureté et
de la clarté du discours un mauvais usage que de les
faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est
sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert "aux
lecteurs de comprendre aisément et sans peine des
choses frivoles et puériles, quelquefois fades et com-
munes, et d'être moins incertains de la pensée d'un
auteur qu'ennu3-és de son ouvrage ?
Si l'on jette quelque profondeur dans certains
écrits, si l'on affecte une finesse de tour, et quelque-
fois une trop grande délicatesse, ce n'est que par la
bonne opinion qu'on a des lecteurs.
L'on a cette incommodité à essuyer dans la le:ture
des livres faits par des gens de parti et de cabale, que
l'on n'y voit pas toujours la vérité. Les faits y sont
déguisés, les raisons réciproques n'y SDnt point rap-
portées dans toute leur force, ni avec une entière
exactitude ; et, ce qui use la plus longue patience, il
faut lire un grand nombre de termes durs et injurieux
LES CAR.VCTERES DE LA BRUYERE. . JX)
que se disent des liDiiimes graves, qui, d'un point de
doctrine ou d'un fait contesté, se font une querelle
personnelle. Ces ouvrages ont cela de particulier
qu'ils ne méritent ni le cours prodigieux qu'ils ont
pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils
tombent lorsque le feu et la division venant à s'étein-
dre, ils deviennent des almanaçhs de l'autre année.
La gloire ou le mérite de certains hommes est de
bien écrire ; et de quelques autres c'est de n'écrire
point. L'on écrit régulièrement depuis vingt années ;
l'on est esclave de la construction ; l'on a enrichi la
■ langue de nouveaux mots, secoué le joug du lati-
nisme, et réduit le style à" la phrase purenlent fran-
çaise ; l'on a presque retrouvé le nombre que Mal-
herbe et Balzac avaient les premiers rencontré, et que
tant d'auteurs depuis eux ont laissé perdre. L'on a
mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la net-
teté dont il est capable ; cela conduit insensiblement
à y mettre de l'esprit.
Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est
aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent ;
ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'in-
vention,- ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes ;
ils sortent de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des
règles, si elles ne les conduisent pas au grand et au
sublime ; ils marchent seuls et sans compagnie, mais
ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs
et confirmés par le succès des avantages que l'on tire
quelquefois de l'irrégularité. Les esprits justes, doux,
modérés, non seulement ne les atteignent pas, ne les
admirent pas, mais ils ne les comprennent point, et
voudraient encore moins les imiter. Ils demeurent
50 : PS c.\RACTi';;r.:.s nr. !.a iîruyjcxi'.
tranquilles dans retendue de leur sphère, vont jus-
qnes à un certain point qui fait les bornes de leur
capacité et de leurs lumières ; ils ne vont pas plus
loin, parce qu'ils ne voient rien au delà. Ils ne peu-
vent au plus qu'être les premiers d'une seconde classe,
et exceller dans le médiocre. Il y a des esprits, si
j'ose le dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent
faits que pour être le recueil, le registre ou le maga-
sin de toutes les productions des autres génies. Ils
sont plagiaires, traducteurs, coiiipilateurs ; ils ne
pensent point, ils disent ce que les auteurs ont pensé,
et comme le choix des pensées est invention, ils l'ont
mauvais, peu juste, ce qui les détermine plutôt à
rapporter beaucoup de choses que d'excellentes cho-
ses ; ils n'ont rien d'original et qui soit à eux ; ils ne
savent que ce qu'ils ont appris et ils n'apprennent
que ce que tiut le monde veut bien ignorer : une
science vaine, aride, dénuée d'agrément et d'utilité,
qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors
de commerce, semblable à une monnaie qui n'a
point de cours. On est tout à la fois étonné de leur
lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ou-
vrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire
confondent avec les savants et que les sages renvoient
au pédantisme.
La critique souvent n'est pas une science ; c'est un
métier, où il faut plus de santé que d'esprit, plus de
travail que de capacité, plus d'habitude que de génie.
Si elle vient d'un homme qui ait moins de discerne-
ment que de lecture, et qu'elle s'exerce sur de cer-
tains chapitres, elle corrompt les lecteurs et l'écrivain.
Je conseille à un auteur né copiste, et qui a l'ex-
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE. 5I
trCnie modestie de travailler d'après quelqu'un, de ne
se choisir pour exemplaires que ces sortes d'ouvrages
où il entre de l'esprit, de l'imagination, ou même de
l'érudition. S'il n'atteint pas à ses originaux, du
moins il en approche et il se fait lire. Il doit au con-
traire éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux
qui écrivent par humeur, que le cœur fait parler, à
qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent,
pour ainsi dire, de leurs entrailles tout ce qu'ils expri-
ment sur le papier. Dangereux modèles et tout pro-
pres à faire tomber dans le froid, dans le bas et dans
le ridicule ceux qui s'ingèrent de les suivre. En effet,
je rirais d'un homme qui voudrait sérieusement parler
mon ton de voix, ou me ressembler de visage.
Un homme né chrétien et français se trouve con-
traint dans la satire ; les grands sujets lui sont dé-
fendus, il les entame quelquefois, et se détourne en-
suite sur de petites choses qu'il relève par la beauté
de son génie et de son style.
Il faut éviter le style vain et puéril, de peur de
ressembler à Dorillas et Handburg (i). L'on peut au
contraire, en une sorte d'écrits, hasarder de certaines
expressions, user de termes transposés et qui peignent
vivement, et plaindre ceux qui ne sentent pas le plai-
sir qu'il y a à s'en servir ou à les entendre. Celui qui
n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle, songe
plus à sa personne qu'à ses écrits. Il faut toujours
tendre à la perfection ; et alors cette justice qui nous
est quelquefois refusée par nos contemporains, la
postérité sait nous la rendre.
(i) Varillas et Maimbourg, historiens justement décriés.
(Ed.)
•52 lES CARACTÈRES DE l.A BRUYÈRE.
Il ne faut poijit mettre un ridicule où il n'y en a
peint ; c'est se gâter le goût, c'est corrompre son
jugement et celui des autres. Mais le ridicule qui est
quelque part, il faut 1'}' voir, l'en tirer avec grâce, et
d'une manière qui plaise et qui instruise. Horace ou
Despréaux l'a dit avant vous. Je le crois sur votre
parole, mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas
penser après eux une chose vraie, et que d'autres
encore penseront après moi ?
DU MERITE PERSONNEL.
Qui peut avec les plus rares talents et le plus
excellent mérite, n'être pas convaincu de son
inutilité, quand il considère qu'il laisse, en mourant,
un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant
de gens se trouvent pour le remplacer ?
De bien des gens il n'y a que le nom qui vale (i)
quelque chose. Quand vous les voyez de fort près,
c'est moins que rien, de loin ils imposent. Tout
persuadé que je suis que ceux que l'on choisit pour de
différents emplois, chacun selon son génie et sa profes-
sion, font bien, je me hasarde de dire qu'il se peut faire
qu'il y ait au monde plusieurs personnes connues ou
inconnues, que l'on n'emploie pas, qui feraient très
bien; et je suis induit à ce sentiment par le meneilleux
succès de certaines gens que le hasard seul a placées,
et de qui jusques alors on n'avait pas attendu de fort
(i) Texte conforme aux éditions originales. (Ed.)
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
grandes choses. Combien d'hommes admirables, et
qui avaient de très beaux génies sont morts sans
qu'on en ait parlé! Combien vivent encore dont on ne
parle point et dont on ne parlera jamais ! Qiielle
horrible peine a un homme qui est sans preneurs et
sans cabale, qui n'est engagé dans aucun corps,
mais qui est seul, et qui n'a que beaucoup de mérite
pour toute recommandation, de se faire jour à travers
l'obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d'un
fat qui est en crédit ! Personne presque ne s'avise de
lui-même du mérite d'un autre. Les hommes sont
trop occupés d'eux-mêmes pour avoir le loisir de
pénétrer ou de discerner les autres ; de là vient
qu'avec un grand mérite et une plus grande mo-
destie l'on peut être longtemps ignoré.
Le génie et les grands talents manquent souvent,
quelquefois aussi les seules occasions : tels peuvent
être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils
auraient fait. Il est moins rare de trouver de l'esprit
que des gens qui se servent du leur, ou qui fassent
valoir celui des autres, et le mettent à quelque usage.
Il y a plus d'outils que d'ouvriers, et de ces der-
niers plus de mauvais que d'excellents ; que pensez-
vous de celui qui veut scier avec un rabot, et qui
prend sa scie pour raboter ?
Il n'y a point au monde un si pénible métier que
celui de se faire un grand nom. La vie s'achève que
l'on a à peine ébauché son ouvrage.
Que faire d'Égésippe qui demande un emploi ? Le
mettra-t-on dans les finances ou dans les troupes ?
Cela est indifférent, et il faut que ce soit l'intérêt seul
qui en décide, car il est aussi capable de manieir de
54 I-ES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE^
l'argent, ou de dresser des comptes, que de porter
les armes. Il est propre à tout, disent ses amis ; ce
qui signifie toujours qu'il n'a pas plus de talents pour
une chose que pour une autre, ou en d'autres termes,
qu'il n'est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes,
occupés d'eux seuls dans leur jeunesse, corrom-
pus par la paresse ou par le plaisir, croient fausse-
ment, dans un âge plus avancé, qu'il leur suffit d'être
inutiles ou dans l'indigence, afin que la république (i)
soit engagée à les placer ou à les secourir ; et ils
profitent rarement de cette leçon très importante,
que les hommes devraient employer les premières
années de leur vie à devenir tels par leurs études et
par leur travail, que la république elle-même eût
besoin de leur industrie et de leurs lumières ; qu'ils
fussent comme une pièce nécessaire à tout son édi-
fice ; et qu'elle se trouvât portée par ses propres
avantages à faire leur fortune ou à l'embellir.
Nous devons travailler à nous rendre très dignes
de quelque emploi : le reste ne nous regarde point ;
c'est l'affaire des autres. Se faire valoir par des choses
qui ne dépendent point des autres, mais de soi
seul, ou renoncer à se faire valoir ; maxime inesti-
mable et d'une ressource infinie dans la pratique,
utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de
l'esprit, qu'elle rend maîtres de leur fortune ou de
leur repos ; pernicieuse pour les grands ; qui dimi-
nuerait leur cour, ou plutôt le ïiombre de leurs
esclaves ; qui ferait tomber leur morgue avec une
partie de leur autorité, et les réduirait presque à
leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait
(i) L'État ; respublica. (Éd.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUVÈRE. S)
du plaisir qu'ils sentent à se faire prier, presser,
solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre
et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût
qu'ils ont quelquefois à mettre les sots en vue et à
anéantir le mérite quand il leur arrive de le discer-
ner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales,
les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourbe-
rie ; qui ferait d'une cour orageuse, pleine de mou-
vements et d'intrigues, comme une pièce comique
ou même tragique, dont les sages ne seraient que les
spectateurs; qui remettrait de la dignité dans les diffé-
rentes conditions des hommes, et de la sérénité sur
leur visage ; qui étendrait leur liberté, qui réveillerait
en eux avec les talents naturels l'habimde du travail
et de l'exercice, qui les exciterait à l'émulation, au
désir de la gloire, à l'amour de la vertu, qui, au lieu
de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux
à la république, en ferait ou de sages économes, ou
d'excellents pères de famille, ou des juges intègres,
ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des plii-
iDsophes, et qui ne leur attirerait à tous nul autre
inconvénient que celui peut-être de laisser à leurs
héritiers moins de trésors que de bons exemples.
Il faut en France beaucoup de fermeté et une
grande étendue d'esprit pour se passer des charges et
des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi
et à ne rien faire. Personne presque n'a assez de mé-
rite pour jouer ce rôle avec dignité ni assez de fond
pour remplir le vide du temps, sans ce que le vul-
gaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à
l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom ; et que méditer,
parler, lire, et être tranquille s'appelât travailler.
50 LES CAI^ACVÈRES DE LA BRUYERE.
Un homme de mérite, et qui est en place, n'est
jamais incommode par sa vanité : il s'étourdit moins
du poste qu'il occupe qu'il n'est humilié par un plus
grand qu'il ne remplit pas, et dont il se croit digne :
plus capable d'inquiétude que de fierté ou de mépris
pour les autres, il ne pèse qu'à soi-même.
Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment
sa cour, mais par une raison bien opposée à celle
que l'on pourrait croire. Il n'est point tel sans une
grande modestie, qui l'éloigné de penser qu'il fasse
le moindre plaisir aux princes, s'il se trouve sur leur
passage, se poste devant leurs yeux et leur montre
son visage. Il est plus proche de se persuader qu'il les
importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées de
l'usage et de son devoir pour se résoudre à se mon-
trer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi,
et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à 5e
faire voir, et il fait sa cour avec d'autant plus de con-
fiance, qu'il est incapable de s'imaginer que les
grands dont il est vu pensent autrement de sa per-
sonne, qu'il fait lui-même.
Un honnête homme se paye par ses mains de l'ap-
plicadon qu'il a à son devoir par le plaisir qu'il sent à
le faire, et se désintéresse sur les éloges, l'estime et
la reconnaissance qui lui manquent quelquefois. Si
j'osais faire une comparaison entre deux conditions
tout à fait inégales, je- dirais qu'un homme de cœur
pense à remplir ses devoirs, à peu près comme le
couvreur songe à couvrir ; ni l'un ni l'autre ne cher-
chent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par le
péril : la mort pour eux est un inconvénient dans le
métier et jamais un obstacle. Le premier aussi n'est
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 57
guère plus vain d'avoir paru à la tranchée, emporté
un ouvrage ou forcé un retranchement, ,que celui-ci
d'avoir monté sur de hauts combles ou sur la pointe
d'un clocher. Ils ne sont tous deux appliqués qu'à
bien faire, pendant que le fanfaron travaille à ce que
l'on dise de lui qu'il a bien fait.
La modestie est au mérite ce que les ombres sont
aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force
et du relief. Un extérieur simple est l'habit des
hommes vulgaires, il est taillé pour eux et sur leur
mesure : mais c'est une parure pour ceux qui ont
rempli leur vie de grandes actions : je les compare à
une beauté négligée, mais plus piquante.
Certains hommes contents d'eux-mêmes, de quel-
que action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas
mal réussi, et ayant ouï dire que la modestie sied bien
aux grands hommes, osent être modestes, contrefont
les simples et les naturels ; semblables à ces gens
d'une taille médiocre qui se baissent aux portes de
peur de se heurter.
Votre fils est bègue, ne le faites pas monter sur la
tribune. Votre fille est née pour le monde, ne l'en-
fermez pas parmi les vestales. Xantlius, votre aft'ran-
■chi, est faible et timide, ne différez pas, retirez-le des
légions et de la milice. Je veux l'avancer, dites-vous:
comblez-le de biens, surchargez-le de terres, de titres
et de possessions, servez-vous du temps, nous vivons
dans un siècle où elles lui feront plus d'honneur que
la vertu. Il m'en coûterait trop, ajoutez-vous. Parlez-
vous sérieusement, Crassus ? Songez-vous que c'est
une goutte d'eau que vous puisez du Tibre pour enri-
chir Xanthus que vous aimez, et pour pré\'enir les ■
s 8 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
honteuses suites d'un engagement où il n'est pas
propre ? ,
Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu
qui nous attache à eux, sans aucun examen de leur
bonne ou de leu'r mauvaise fortune ; et quand on se
sent capable de les suivre dans leur disgrâce, il faut
les cultiver hardiment et avec confiance jusque dans
leur plus grande prospérité.
S'il est ordinaire d'être vivement touché des choses
rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu ?
S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne l'est
pas moins d'être tel qu'on ne s'informe plus si vous
en avez.
Il apparaît de temps en temps sur la face de la
terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur
vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat
prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires
dont on ignore les causes, et dont on sait encore
moins ce qu'elles deviennent après avoir disparu, ils
n'ont ni aïeuls ni descendants, ils composent seuls
toute leur race.
Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre
engagement à le. faire ; et s'il y a du péril, avec péril :
ils inspire le courage, ou il y supplée.
Quand on excelle dans son art, et qu'on lui donne
toute la perfection dont il est capable, l'on en sort
en quelque manière ; et l'on s'égale à ce qu'il y a de
plus noble et de plus relevé. V*** est un peintre, C***
un musicien, et l'auteur de Pyranie (i) est un poète :
mais Mignard est Mignard, LuUi est Lulli, et Cor-
neille est Corneille.
(i) Pradon. (Ed.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 59
Un homme libre, et qui n'a point de femme, s'il a
quelque esprit, peut s'élever au-dessus de sa fortune,
se mêler dans le monde, et aller de pair avec les plus
honnêtes gens : cela est moins facile à celui qui est
engagé : il semble que le mariage met tout le monde
dans son ordre.
Après le mérite personnel, il faut l'avouer, ce sont
les éminentes dignités et les grands titres dont les
hommes tirent plus de distinction et plus d'éclat ; et
qui ne sait être un Erasme doit penser à être évêque.
Quelques-uns, pour étendre leur renommée, entas-
sent sur leurs personnes des pairies, des colliers
d'ordre, des primaties, la pourpre, et ils auraient
besoin d'une tiare : mais quel besoin a Trophime
d'être cardinal ?
L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon;
il éclate de même chez les marchands. Il est habillé
des plus belles étoffes : le sont-elles moins toutes
déployées dans les boutiques et à la pièce ? Mais la
broderie et les ornements y ajoutent encore la magni-
ficence : je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui
demande quelle heure il est, il tire une montre qui est
un chef-d'œuvre : la garde de son épée est un onyx :
il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux
yeux et qui est parfait : il ne lui manque aucune de
ces curieuses bagatelles que, l'on porte sur soi autant
pour la vanité que pour l'usage ; et il ne se refuse
non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme
qui a épousé une riche vieille. Vous m'inspirez enfin
de la curiosité, il faut voir du moins des choses si
précieuses : envoyez-moi cet liabit et ces bijoux de
Philémon, je vous quitte de la personne. Tu tu trom-
60 LES CARACTÈRF.S DE LA URUYÈRE.
pes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand
nombre de coquins qui te suivent et ces six bétes qui
te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage.
L'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger pour
pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat. Ce n'est pas
qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un
grand cortège, un habit riche et un magnifique équi-
page, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit : il
lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux
qui lui parlent.
Un homme à la cour, et souvent à la ville, qui a
un long manteau de soie ou de drap de Hollande,
une ceinture large et placée haut sur l'estomac, le
soulier de maroquin, la calotte de môme, d'un beau
grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux
arrangés et le teint vermeil, qui avec cela se souvient
de quelques distinctions métaphysiques, cela s'appelle
un docteur. Une personne humble qui est ensevehe
dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, con-
fronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme
docte.
Chez nous, le soldat est brave ; et l'homme de
robe est savant : nous n'allons pas plus loin. Chez les
Romains, l'homme de robe était brave ; et le soldat
était savant : un Romain était tout ensemble et le
soldatet l'homme de robe. Il semble que le héros est
d'un seul métier, qui est celui de la guerre ; et que le
grand homme est de tous les métiers : ou de la robe,
ou de l'épée, ou du cabinet, ou de la cour ; l'un et
l'autre mis ensemble ne pèsent pas un homme de
bien. Dans la guerre, la distinction entre le héros et
le grand homme est délicate : toutes les vertus mili-
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 6l
taires font l'un et l'autre. Il semble néanmoins que
le premier soit jeune, entreprenant, d'une haute
valeur, ferme dans les périls, intrépide ; que l'autre
excelle par un grand sens, par une vaste prévoj-ance,
par une haute capacité et par une longue expérience.
Peut-être qu'Alexandre n'était qu'un hércs, et que
César était un grand homme.
iEmile (ï) était né ce que les plus grands hommes
ne deviennent qu'à force de règles, de méditation et
d'exercice. Il n'a eu dans ses premières années qu'à
remplir des talents qui étaient naturels et qu'à se livrer
à son génie. Il a fait, il a agi avant que de savoir, ou
plutôt il a su ce qu'il n'avait jamais appris ; dirai-je
que les jeux de son enfance ont été plusieurs victoires?
Une vie accompagnée d'un extrême bonheur joint à
une longue expérience serait illustre par les seules
actions qu'il avait achevées dès sa jeunesse. Toutes
les occasions de vaincre qui se sont depuis offertes, il
les a embrassées ; et celles qui n'étaient pas, sa vertu
et s -in étoile les ont fait naître : admirable même et
par les choses qu'il a faites et par celles qu'il aurait pu
faire. On l'a regardé comme un homme incapable de
céder à l'ennemi, de plier sous le nombre ou sous les
obstacles ; comme une âme du premier ordre, pleine
de ressources et de lumières, qui voj'ait encore où
personne ne voyait plus ; comme celui qui, à la tête
des légions, était pour elles un présage de la victoire,
et qui valait seul plusieurs légions ; qui était grand
dans la prospérité, plus grand quand la fortune lui a
été contraire : ( la levée d'un siège, une retraite l'ont
plus ennobli que ses triomphés; l'on ne met qu'après
(l) Le grand Condé. (Ed.)
62 LES CARACTÈRES DE LA BRUYi-RE.
les batailles gagnces et les villes prises;) qui était
rempli de gloire et de modestie, on lui a entendu
dire : je fuyais, avec la mOme grâce qu'il disait :
NOUS LES BATTLMES ; un homme dévoué à l'Etat, à sa
famille, au chef de sa famille, sincère pour Dieu et
pour les hommes, autant admirateur du mérite que
s'il lui eût été moins propre et moins familier, un
homme vrai, simple, maganime, à qui il n'a manqué
que les moindres vertus.
Les enfants des dieux (i), pour ainsi dire, se tirent
des règles de la nature et en sont comme l'exception.
Ils n'attendent presque rien du temps et des années.
Le mérite chez eux devance l'âge. Ils naissent ins-
truits et ils sont plus tôt des hommes parfaits que le
commun des hommes ne sort de l'enfance.
Les vues courtes, je veux dire les esprits bornés
et resserrés'dans leur petite sphère, ne peuvent com-
prendre cette yniversalité de talents que l'on remarque
quelquefois dans un même sujet ; où ils voient
l'agréable, ils en excluent le sohde ; où ils croient
découvrir les grâces du corps, l'agilité, la souplesse,
la dextérité, ils ne veulent plus y admettre les- dons
de l'âme, la profondeur, la réflexion, la sagesse :
ils ôtent de l'iiistoire de Socrate qu'il ait dansé.
Il n'y a guère d'homme si accompli et si nécessaire
aux siens, qu'il n'ait de quoi se faire moins regretter.
Un homme d'esprit et d'un caractère simple et
droit peut tomber dans quelque piège ; il ne pense
pas que personne veuille lui en dresser et le choisir
pour être sa dupe ; cette confiance le rend moins pré-
cautionné et les mauvais plaisants l'entament par cet
(i) Fils, petits-fils, issus de rois. (Ed.)
lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 65
endroit. Il n'y a qu'à perdre pour ceux qui en vien-
draient à une seconde charge, il n'est trompé qu'une
f-is.
J'éviterai avec Soin d'oftenser personne, si je suis
équitable, mais sur toutes choses un homme d'esprit,
si j'aime le moins du monde mes intérêts.
Il n'y a rien de si délié, de si simple et de si im-
perceptible, où il n'entre des manières qui nous décè-
lent. "Un sot n'entre, ni ne sort, ni ne s'assied, ni ne
se lève, ni ne se tait, ni n'est sur ses jambes comme
un homme d'esprit.
Je connais Mopse d'une visite qu'il m'a rendue sans
me connaître. Il prie des gens qu'il ne connait point
de le mener chez d'autres dont il n'est pas connu ; il
écrit à des femmes qu'il connait de vue ; il s'insinue
dans un cercle de personnes respectables et qui ne
savent quel il est ; et là, sans attendre qu'on l'inter-
roge, ni sans sentir qu'il interrompt, il parle, et sou-
vent, et ridiculement. Il entre une autre fois dans une
assemblée, se place où il se trouve, sans nulle atten-
tion aux autres ni à soi-même ; on l'ôte d'une place
destinée à un ministre, il s'assied à celle du duc et
pair. Il est là précisément celui dont la multitude rit,
et qui seul est grave et ne rit point. Chassez un cliien
du fauteuil du roi, il grimpe à la chaire du prédica-
"teur, il regarde le monde indiiïéremment sans embar-
ras, sans pudeur : il n'a pas, non plus que le sot, de
quoi rougir.
Celse est d'un rang médiocre, mais des grands le
souffrent ; il n'est pas savant, il a relation avec des
savants ; il a peu de mérite, mais il connait des gens
qui en ont beaucoup ; il n'est pas habile, mais il a
64 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
une langue qui peut servir de truchement et des pieds
qui peuvent le porter d'un lieu à un autre* C'est un
homme né pour les allées et venues, pour écouter des
propositions et les rapporter, polir en faire d'office,
pour aller plus loin que sa commission et en être
désavoué, pour réconcilier des gens qui se querellent
à leur première entrevue , pour réussir dans une
affaire et en manquer mille, pour se donner toute la
gloire de la réussite et pour détourner sur les autres la
haine d'un mauvais succès. Il sait les bmits communs,
les liistoriettes de la ville, il ne fait rien, il dit ou
écoute ce que les autres font, il est nouvelliste ; il
sait même le secret des familles ; il entre dans de plus
hauts mystères, il vous dit pourquoi celui-ci est cx'l '
et pourquoi on rappelle cet autre ; il connaît le f r .;
et les causes de la brouillerie des deux frères et de la
rupture des deux ministres : n'a-t-il pas prédit aux
premiers les tristes suites de leur mésintelligence "
N'a-t-il pas dit de ceux-ci que leur union ne seriit
pas longue? n'était-il pas présent à de certaines
paroles qui furent dites ? n'entra-t-il pas dans une
espèce de négociation ? le voulut-on croire ? fut-il
écouté ? à qui parlez-vous de ces choses ? qui a eu
plus de part que Celse à toutes ces intrigues de cour ?
et si cela n'était pas ainsi, s'il ne l'avait du moins ou
rêvé ou imaginé, songerait-il à vous le faire croire ?
aurait-il l'air important et mystérieux d'un homme
revêtu d'une ambassade ?
Ménippe est l'o'iseau paré de divers plumages qui
ne sont pas à lui ; il ne parle pas, il ne sent pas,
il répète des sentiments et des discours , se sert
même si naturellement de l'esprit des autres, qu'il y
TES CARACTÈRES DE LA BHUYÈRE. 6)
est le premier trempé, et qu'il croit souvent dire son
goût ou expliquer sa pensée lorsqu'il n'est que l'écho
de quelqu'un qu'il vient de quitter. C'est un homme
qui est de mise un quart-d'heure de suite, qui le mo-
ment d'après baisse, dégénère, perd le peu de lustre
qu'un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde;
lui seul ignore combien il est au-dessous du sublimé
et de l'héroïque ; et , incapable de savoir jusqu'où
l'on peut avoir de l'esprit, il croit naïvement que ce
qu'il en a est tout ce que les hommes en sauraient
avoir ; aussi a-t-il l'air et le maintien de celui qui n'a
rien à désirer sur ce chapitre, et qui ne porte envie à
personne. Il se parle souvent à .soi-même, et il ne
s'en cache pas,ceux qui passent le voient; et il semble
toujours prendre un parti, ou décider qu'une telle
chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois,
c'est le jeter dans l'embarras de savoir s'il doit rendre
le salut ou non ; et pendant qu'il délibère, vous êtes
déjà hors de portée. Sa vanité l'a fait honnête
homme, l'a mis au-dessus de lui-même, l'a fait deve-
nir ce qu'il n'était pas. L'on juge en le voyant qu'il
n'est occupé que de sa personne, qu'il sait que tout
lui sied bien, et que sa parure est assortie, qu'il croit
que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les
hommes se relayent pour le contempler.
Celui qui, logé chez soi, dans un palais avec deux
ppartem.ents pour les deux saisons, vient coucher au
Louvre dans un entre-sol, n'en use pas ainsi' par rtio-
iestie. Cet autre qui, pour consener une taille fine,
'abstient de vin et ne fait qu'un seul repas, n'est ni
sobre ni tempérant ; et d'un troisième qui, importuné
Il'un ami pauvre, lui donne enfin quelque secours, l'on
T. I. 4
(jd LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
dit qu'il acheté son repos, et nullement qu'il est libé-
ral. Le motif seul fait le mérite des actions des
hommes, et le désintéressement y met la perfection.
La fausse grandeur est farouche et inaccessible ;
comme elle sent son faible, elle se cache, ou du
moins ne se montre pas de front, elle ne se fait voir
qu'autant qu'il faut pour imposer et ne paraître point
ce qu'elle est, je veux dire une vraie petitesse. La
véritable grandeur est libre, douce, familière, popu-
laire. Elle se laisse toucher et manier, elle ne perd
rien à être vue de près ; plus on la connaît, plus on
l'admire. Elle se courbe par bonté vers ses inférieurs,
et revient sans effort dans son naturel. Elle s'aban-
donne quelquefois, se néglige, se relâche de ses
avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de
les faire valoir ; elle rit, joue et badine, mais avec
dignité. On l'approche tout ensemble avec liberté et
avec retenue. Son caractère est noble et facile ,
inspire le respect et la confiance, et fait que les
princes nous paraissent grands et très grands, sans
nous faire sentir que nous sommes petits.
Le sage guérit de l'ambition par l'ambition même ;
il tend à de si grandes choses, qu'il ne peut se borner
à ce qu'on appelle des trésors, des postes, la fortune
et la faveur. Il ne voit rien dans de si faibles avan-
tages qui soit assez bon et assez solide pour rempHr'1
son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs ; il a
même besoin d'efforts pour ne les pas trop dédaigner.
Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de
gloire qui devrait naitre de la vertu toute pure et
toute simple; mais les hommes ne l'accordent guère;
€t il s'en passe.
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 67
Celui-là est bon qui fait du bien aux autres ; s'il
souffre pour le bien qu'il fait, il est très bon ; s'il
souffre de ceux à qui il a fait ce bien, il a une si
grande bonté qu'elle ne peut être augmentée que
dans le cas où ses souffrances viendraient à croître ;
et s'il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin,
elle est héroïque, elle est parfaite.
III
DES FEMMES.
T es hommes et les femmes conviennent rarement
-'-^sur le mérite d'une femme : leurs intérCts sont
trop différents. Les femmes ne se plaisent peint les
unes aux autres par les mêmes agréments qu'elles
plaisent aux hommes : mille manières qu'allument
dans ceux-ci les grandes passions, forment entre
elles l'aversion et l'antipathie. Il y a dans quelques
femmes une grandeur artificielle attachée au mouve-
ment, des yeux, à un air de tête, aux façons de mar-
cher, et qui ne va pas plus loin ; un esprit éblouis-
sant qui impose et que l'on n'estime que parce qu'il
n'est pas approfondi. Il y a dans quelques autres une
grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et
de la démarche, qui a sa source dans le cœur et qui
est comme une suite de leur haute naissance : un mé-
rite paisible, mais sr.lide, accompagné de mille vertus
qu'elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie,
qui échappent et qui se montrent à ceux qui ont des
veux. J'ai vu souhaiter d'être fille, et une belle fille
68 :e3 caractères de la bruyère.
depuis treize ans jusqu'à vingt-cieux, et après cet âge
de devenir un homme. Quelques jeunes personnes ne
connaissent point assez les avantages d'une heureuse
nature et combien il leur serait utile de s'y abandon-
ner. Elles affaiblissent ces dons du ciel si rares et si
fragiles par des manières affectées et par une mau-
vaise imitation. Leur son de voix et leur démarche
sont empruntés : elles se composent, elles se recher-
chent, regardent dans un miroir si elles s'éloignent
assez de leur naturel. Ce n'est pas sans peine qu'elles
plaisent moins. Chez les femmes, se parer et se farder
n'est pas, je l'avoue, parler contre sa pensée ; c'est
plus aussi que le travestissement et la mascarade, où
l'on ne se donne point pour ce que l'on parait être,
mais oia l'on pense seulement à se cacher et à se faire
ignorer : c'est chercher à imposer aux yeux et vou-
loir paraître selon l'extérieur contre la vérité ; c'est
une espèce de menterie. Si les femmes veulent seule-
ment être belles à leurs propres yeux et se plaire à
elles-mêmes, elles peuvent sans doute, dans la ma-
nière de s'embellir, dans le choix des ajustements
et d€ la parure, suivre leur goût et leur caprice : mais
si c'est aux hommes qu'elles désirent de plaire, si
c'est pour eux qu'elles se fardent ou qu'elles s'enlumi-
nent, j'ai recueilli les voix, et je leur prononce, de la
part de tous les hommes ou de la plus grande partie,
que le blanc et le rouge les rendent affreuses et dé-
goûtantes, que le rouge seul les vieillit et les déguise;
qu'ils haïssent autant les voir avec de la céruse sur
le visage qu'avec de fausses dents en la bouche et
des boules de cire dans les mâchoires ; qu'ils protes-
tent sérieusement contre tout l'artifice dont elles
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 69
usent pour se rendre laides ; et que bien loin d'en
répondre devant Dieu, il semble au contraire qu'il
leur ait réservé ce dernier et infaillible moj^en de
guérir des femmes. Si les femmes étaient telles natu-
rellement qu'elles le deviennent par artifice, qu'elles
perdissent en un moment toute la fraîcheur de leur
teint) qu'elles eussent le visage aussi allumé et aussi
plombé qu'elles se le font par le rouge et par la pein-
ture dont elles se fardent, elles seraient inconsolables.
Une femme coquette ne se rend point sur la pas-
sion de plaire et sur l'opinion qu'elle a de sa beauté.
Elle regarde le temps et les années comme quelque
chose seulement qui ride et qui enlaidit les autres
femmes : elle oublie du moins que l'âge est écrit sur
le visage. La même parure qui a autrefois embelli sa
jeunesse défigure enfin sa personne, éclaire les défauts
de sa vieillesse. La mignardise et l'aff'ectation l'ac-
compagnent dans la douleur et dans la fièvre. Elle
meurt parée et en rubans de couleur.
Lise entend dire d'une autre coquette qu'elle se
moque de se piquer de jeunesse et de vouloir user
d'ajustements qui ne conviennent plus à une femme
de quarante ans. Lise les a accomplis, mais les an-
nées pour elle ont moins de douze mois et ne la
vieillissent point. Elle le croit ainsi : et pendant
qu'elle se regarde au miroir, qu'elle met du rouge
sur son visage et qu'elle place des mouches, elle
convient qu'il n'est pas permis, à un certain âge, de
faire la jeune et que Clarice en effet avec ses mou-
ches et son rouge est ridicule.
L'agrément est arbitraire. La beauté est quelque
chose de plus réel et de plus indépendant du goût et
TES CARACTÈRES DE I.A BRUYÈRE.
de l'opinion. L'on peut être touché de certaines
beautés si parfaites et d'un mérite si éclatant que l'on
se borne à les voir et à leur parler. Une belle femme
qui a les qualités d'un honnête homme est ce qu'il y
a au monde d'un commerce plus délicieux : l'on
trouve en elle tout le mérite des deux sexes.
Une femme faible est celle à qui l'on reproche une
faute, qui se la reproche à elle-même, dont le cœur
combat la raison, qui veut guérir, qui ne guérira
point, ou bien tard. Une femme inconstante est celle
qui n'aime plus ; une légère celle qui déjà en aime
un autre ; une volage celle qui ne sait si elle aime et
ce qu'elle aime ; une indifférente celle qui n'aime
rien.
La perfidie, si je l'ose dire, est un mensonge de
toute la personne : c'est dans une femme l'art de
placer un mot ou une action qui donne le change, et
quelquefois de mettre en œuvre des serments et des
promesses qui ne lui coûtent pas plus à faire qu'A
violer. Une femme infidèle, si elle est connue pour
telle de la personne intéressée, n'est qu'infidèle ; s'il
la croit fidèle, elle est perfide. On tire ce bien de la
perfidie des femmes, qu'elle guérit de la jalousie.
Une femme est aisée à gouverner pourvu que ce
soit un homme qui s'en donne la peine. Un seul
même en gouverne plusieurs : il cultive leur
esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur reli-
gion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles
n'approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne
condamnent qu'après avoir consulté ses yeux et son
visage. Il est le dépositaire de leurs joies et de leurs
chagrins, de leurs désirs, de leurs jalousies, de leurs
LES CAi^ACTKIlES DE LA BRUYÈRE. 7I
haines et de leurs amours. Il prend soin de leurs
affaires, sollicite leurs procès et voit leurs juges : il
leur donne son médecin, son marchand, ses ou-
vriers : il s'ingère de les loger, de les meubler et il
ordonne de leur équipage. On le voit avec elles dans
leurs carrosses, dans les rues d'une ville et aux pro-
menades, ainsi que dans leur banc à un sermon, et
dans leur loge à la comédie. Il fait avec elles les
mêmes visites, il les accompagne au bain, aux eaux,
dans les voilages : il a le plus commode appartement
chez elles à la campagne. Il vieillit sans déchoir de
son autorité ; un peu d'esprit et beaucoup de temps
à perdre lui suffit pour la conserver. Les enfants, les
héritiers, la bru, la nièce, les domestiques, tout eh
dépend. Il a commencé par se faire estimer, il finit
par se faire craindre. Cet ami si ancien, si nécessaire,
meurt sans qu'on le pleure ; et dix femmes dont il
était le tyran héritent, par sa mort, de la liberté.
Quelques femm.es ont voulu cacher leur conduite
sous les dehors de la modestie ; et tout ce que cha-
cune a pu gagner par une continuelle affectation, et
qui ne s'est jamais démentie, a été de faire dire de
soi : on l'aurait prise pour une vestale. C'est dans les
femmes une preuve violente d'une réputation bien nette
et bien établie, qu'elle ne soit pas même effleurée par
la familiarité de quelques-unes qui ne leur ressemblent
point ; et qu'avec toute la pente qu'on a aux mali-
gnes explications, on ait recours a une tout autre
raison de ce commerce qu'à celle de la convenance
des moeurs.
Un comique outre sur la scène ses personnages ;
un poète charge ses descriptions ; un peintre qui fait
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
d'après nature, force et exagère une passion, un con-
traste, des attitudes ; et celui qui copie, s'il ne mesure
au compas les grandeurs et les proportions, grossit
ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans
l'ordonnance de son tableau plus de volume que n'en
ont celles de l'original ; de même la pruderie est une
imitation de la sagesse.
Il y a une fausse modestie qui est vanité ; une
fausse gloire qui est légèreté ; une fausse grandeur
qui est petitesse ; une fausse vertu qui est hypocrisie;
une fausse sagesse qui est pruderie.
Une femme prude paye de maintien et de paroles ;
une femme sage paye de conduite. Celle-là suit son
humeur et sa complexion, celle-ci sa raison et son
cœur. L'une est sérieuse et austère, l'autre est, dans
diverses rencontres, précisément ce qu'il faut qu'elle
soit. La première cache des faibles sous de plausibles
dehors ; la seconde couvre un riche fonds sous un
air Ubre et naturel. La pruderie contraint l'esprit, ne
cache ni l'âge ni la laideur, souvent elle les suppose.
La sagesse au contraire pallie les défauts du corps,
ennoblit l'esprit, ne rend la jeunesse que plus
piquante, et la beauté que plus périlleuse.
Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que les
femmes ne sont pas savantes ? par quelles lois, par
quels édits, par quels rescrits leur a-t-on défendu
d'ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu'elles ont
lu, et d'en rendre compte ou dans leur conversation
ou par leurs ouvrages ? Ne se sont-elles pas, au con-
traire, établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien
savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou
par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 75
beauté, ou par une certaine légèreté qui les empêche
de suivre une longue étude, ou parle talenfetle
génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la
main, ou par les distractions que donnent les détails
d'un domestique (i), ou par un éloignement naturel
des choses pénibles et sérieuses, ou par une curiosité
t3ute différente de celle qui contente l'esprit, ou par
un tout autre goût que celui d'exercer leur mémoire ?
Mais à quelque cause que les hommes puissent devoir
cette ignorance des femmes, ils sont heureux que les
femmes, qui les dominent d'ailleurs par tant d'en-
droits, aient sur eux cet avantage de moins. On
regarde une femme savante comme on fait une belle
arme ; elle est ciselée artistement, d'une polissure
admirable et d'un travail fort recherché ; c'est une
pièce de cabinet, que l'on montre aux curieux, qui
n'est pas d'usage, qui ne sert ni à la guerre, ni à la
chasse, non plus qu'un cheval de manège quoique
le mieux instruit du monde. Si la science et la sa-
gesse se trouvent unies en un même sujet, je ne m'in-
forme plus du sexe, j'admire ; et si vous me dites
qu'une femme sage ne songe guère à être savante, ou
qu'une fenune savante n'est guère sage, vous avez
déjà oublié ce que vous venez de lire, que les femmes
ne sont détournées des sciences que par de certains
défauts. Concluez donc vous-même que moins elles
auraient de ces défauts, plus elles seraient sages ; et
qu'ainsi une femme sage n'en serait que plus propre
à devenir savante, ou qu'une femme savante n'étant
telle que parce qu'elle aurait pu vaincre beaucoup de
défauts, n'en est que plus sage.
(i) Un ménage, une maison à conduire. (Éd.)
74 I^ES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
La neutralité entre les femmes qui nous sont éga-
lement amies, quoiqu'elles aient rompu pour des
intérêts oij nous n'avons nulle part, est un point diffi-
cile. Il faut choisir souvent entre elles, ou les perdre
toutes deux.
Les femmes sont extrêmes : elles sont meilleures
ou pires que les liommes.
Les hommes l'emportent sur elles en amitié.
Les hommes sont cause que les femmes ne s'ai-
ment point.
Il y a du péril à contrefaire. Lise, déjà vieille,
veut rendre une jeune femme ridicule, et elle-même
devient difforme, elle me fait peur. Elle use, pour
l'imiter, de grimaces et de contorsions : la voilà aussi
laide qu'il faut pour embellir celle dont elle se
moque.
On veut à la ville que bien des idiots et des idiotes
aient de l'esprit. On veut à la cour que bien des gens
manquent d'esprit qui en ont beaucoup ; et entre les
personnes de ce dernier genre une belle femme ne se
sauve qu'à peine avec d'autres femmes.
Un homme est plus fidèle au secret d' autrui qu'au
sien propre ; une femme, au contraire, garde mieux
son secret que celui d'autrui.
Il n'y a point dans le cœur d'une jeune personne un
si violent amour, auquel l'intérêt ou l'ambition
n'ajoute quelque chose.
Il y a un temps où les filles les plus riches doivent
prendre parti. Elles n'en laissent guère échapper les
premières occasions sans se préparer un long repentir-
II semble que la réputation des biens diminue en
elles avec celle de leur beauté. Tout favorise au con-
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE. 75
traire une jeune personne, jusqu'à l'opinion des
hommes, qui aiment à lui accorder tous les avantages
qui peuvent la rendre plus souhaitable. Combien de
filles à qui une grande beauté n'a jamais servi qu'à
leur faire espérer une grande fortune !
La plupart des femmes jugent du mérite et de la
bonne mine d'un homme par l'impression qu'il fait
sur elles ; et n'accordent ni l'un ni l'autre à celui
pour qui elles ne sentent rien. Un homme qui serait
en peine de connaître s'il change, s'il commence à
vieillir, peut consulter les yeux d'une jeune femme
qu'il aborde et le ton dont elle lui parle : il apprendra
ce qu'il craint de savoir. Rude école ! Une femme
qui n'a jamais les yeux que sur une même personne,
ou qui les en détourne toujours, fait penser d'elle
la même chose.
Il coûte peu aux femmes de dire ce qu'elles ne sen-
tent point ; il coûte encore moins aux hommes de
dire ce qu'ils sentent. Il arrive quelquefois qu'une
femme cache à un homme toute la passion qu'elle
sent pour lui, pendant que de son côté il feint pour
elle toute celle qu'il ne sent pas.
L'on suppose un homme indifférent, mais qui vou-
drait persuader à une femme une passion qu'il ne sent
pas ; et l'on demande s'il ne lui serait pas plus aisé
d'en imposer à celle dont il est aimé qu'à celle qui ne
l'aime point. Un homme peut tromper une femme
par un feint attachement, pourvu qu'il n'en ait pas
ailleurs un véritable. Un homme éclate contre une
femme qui ne l'aime plus, et se console ; une femme
fait moins de bruit quand elle est quittée, et de-
meure longtemps inconsolable.
76 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Un mari n'a guère un rival qui ne soit de sa main
et comme un présent qu'il a autrefois fait à sa femme.
Il le loue devant elle de ses belles dents et de sa belle
tète ; il agrée ses soins, il reçoit ses visites, et, après
ce qui lui vient de son cru, rien ne lui parait de
meilleur goût que le gibier et les truffes que cet
ami lui envoie. Il donne à souper et il dit aux con-
vives : « Goûtez bien cela, il est de Léandre, et il ne
me coûte qu'un grand merci. »
Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son
mari au point qu'il n'en est fait dans le monde aucune
mention. Vit-il encore, ne vit-il plus ? On en doute.
Il ne sert dans sa famille qu'à montrer l'exemple
d'un silence timide et d'une parfaite soumission. Il
ne lui est dû ni douaire ni conventions ; mais, à cela
près, et qu'il n'accouche pas, il est la femme et elle
le mari. Ils passent les mois entiers dans une
même maison sans le moindre danger de se rencon-
trer ; il est vrai seulement qu'ils sont voisins. Mon-
sieur paye le rôtisseur et le cuisinier, et c'est toujours
chez madame qu'on a soupe. Ils n'ont souvent rien
de commun : ni le lit, ni la table, pas même le nom;
ils vivent à la romaine ou à la grecque : chacun a le
sien, et ce n'est qu'avec le temps et après qu'on est
initié au jargon d'une ville, qu'on sait enfin que
M. B.... est publiquement, depuis vingt années, le
mari de madame L...
Telle autre femme à qui le désordre manque pour
mortifier son mari, y revient par sa noblesse et ses
alliances, par la riche dot qu'elle a apportée, par les
charmes de sa beauté, par son mérite, par ce que
quelques-uns appellent vertu.
lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 77
Il y a peu de femmes si parfaites, qu'elles empê-
chent un mari de se repentir, du moins une fois le
jour, d'avoir une femme ou de trouver heureux celui
qui n'en a point.
Les douleurs muettes et stupides sont hors d'usage:
on pleure, on récite, on répète, on est si touché de la
mort de son mari, qu'on n'en oublie pas la moindre
circonstance:
Nepourrait-on pointdécouvrir l'art de se faireaimer
de sa femme ?
Une femme insensible est celle qui n'a pas encore
vu celui qu'elle doit aimer.
IV
DU CŒUR.
T 1 y a un goût dans la pure amitié où ne peuvent
■■• atteindre ceux qui sont nés médiocres.
L'amitié peut subsister entre des gens de différents
lexes, exempte même de toute grossièreté. Une
"emme cependant regarde toujours un homme comme
m homme, et réciproquement un homme regarde
ine femme comme une femme. Cette liaison n'est
îi passion ni amitié pure : elle fait une classe à part.
L'amour naît brusquement sans autre réflexion, par
empérament ou par faiblesse : un trait de beauté
ous fixe, nous détermine. L'amitié au contraire se
'orme peu à peu, avec le temps, par la pratique, pa
n long commerce. Combien d'esprit, de bonté de
T. I.
lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
cœur, d'attachement, de services et de complaisance
dans les amis, peur faire en plusieurs années bien
moins que ne fait quelquefois en un moment un beau
visage ou une belle main ?
Le temps qui fortifie les amitiés, affaiblit l'amour.
Tant que l'amour dure, il subsiste de soi-même, et
quelquefois par les choses qui semblent le devoir
éteindre, par les caprices, par les rigueurs, par l'éloi-
gnement, par la jalousie. L'amitié au contraire a
besoin de secours : elle périt faute de soin, de con-
fiance et de complaisance.
Il est plus ordinaire de voir un amour extrCme
qu'une parfaite amitié.
L'amour et l'amitié s'excluent l'un l'autre. Celui
qui a eu l'expérience d'un grand amour néglige
l'amitié ; et celui qui est épuisé sur l'amitié n'a encore
rien fait pour l'amour. L'amour commence par
l'amour, et l'on ne saurait passer de la plus forte
amitié qu'à un amour faible.
L'on n'aime bien qu'une seule fois : c'est la pre-
mière. Les amours qui suivent sont moins involon-
taires. '■
L'amour qui nait subitement est le plus long à
guérir. L'amour qui croit peu à peu et par degrés res-
semble trop à l'amitié pour être une passion violente.
Celui qui aime assez pour vouloir aimer un million
de fois plus qu'il ne fait, ne cède en amour qu'à celui
qui aime plus qu'il ne voudrait. Si j'accorde que,
dans la violence d'une grande passion, on peut aimer
quelqu'un plus que soi-même, à qui ferai-je plus de
plaisir, ou à ceux qui aiment, ou à ceux qui sont
aimés ?
LES CARACTERES DE LA BRUYERE. 79
Quelque délicat que l'on soit en amour, on par-
donne plus de fautes que dans l'amitié. C'est une
vengeance douce à celui qui aime beaucoup, de faire
par tout son procédé d'une personne ingrate, une
très ingrate.
Il est triste d'aimer sans une grande fortune, et qui
nous donne les moyens de combler ce que l'on aime,
et le rendre si heureux qu'il n'ait plus de souhaits à
faire.
S'il se trouve une femme pour qui l'on ait eu une
grande passion, et qui ait été indifférente ; quelque
importants services qu'elle nous rende dans la suite
de notre vie, l'on court un grand risque d'être ingrat.
Une grande reconnaissance emporte avec soi beau-
coup de goût et d'amitié pour la personne qui nous
oblige.
Être avec des gens qu'on aime, cela suffit : rêver,
leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser
à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux,
tout est égal.
Il n'y a pas si loin de la haine à l'amitié, que de
l'antipatiiie. Il semble qu'il est moins rare de passer
de l'antipathie à l'amour qu'à l'amitié.
L'on confie son secret dans l'amitié, mais il
échappe dans l'amour.
L'on peut avoir la confiance de quelqu'un sans en
voir le cœur : celui qui a le cœur n'a pas besoin de
révélation ou de confiance, tout lui est ouvert.
L'on ne voit dans l'amitié que les défauts qui peu-
vent nuire à nos amis. L'on ne voit en amour de
défauts dans ce qu'on aime, que ceux dont on souffre
soi-même.
80 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Il n'y a qu'un premier dépit en amour, comme la
première faute dans l'amitié, dont on puisse faire
un bon usage.
Il semble que, s'il y a un soupçon injuste, bizarre
et sans fondement, qu'on ait une fois appelé jalousie,,
cette autre jalousie, qui est un sentiment juste,
naturel, fondé en raison et sur l'expérience, mérite-
rait un autre nom. Le tempérament a beaucoup de
part à la jalousie, et elle ne suppose pas toujours une
grande passion : c'est cependant un paradoxe qu'un
violent amour sans délicatesse. Il arrive souvent que
l'on souffre tout seul de la délicatesse : l'on souffre
de la jalousie, et l'on fait souffrir les autres. Celles
qui ne nous ménagent sur rien et ne nous épargnent
nulles occasions de jalousie ne mériteraient de nous
aucune jalousie, si l'on se réglait plus par leurs sen-
timents et leur conduite que par son cœur.
Les froideurs et les relâchements dans l'amitié
ont leurs causes : en amour il n'y a guère d'autre
raison de ne plus s'aimer que de s'être trop aimés.
L'on n'est pas plus maiîre de toujours aimer qu'en
l'a été de ne pas aimer.
Les amours meurent par le dégoût, et l'oubli les
enterre. Le commencement et le déclin de l'amoj.r
se font sentir par l'embarras où l'on est de se tr v.-
ver seuls.
Cesser d'aimer, preuve sensible que l'homme est
borné, et que le cœur a ses limites.
C'est faiblesse que d'aimer : c'est souvent ur.e
autre faiblesse que de guérir. On guérit comme on
se console : on n'a pas dans le cœur de quoi toujours
pleurer, et toujours aimer. Il devrait y avoir dans le
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 8l
cœur des sources inépuisables de douleur pour de
certaines pertes. Ce n'est guère par vertu ou par force
d'esprit que l'on sort d'une grande affliction : l'on
pleure amèrement, et l'on est sensiblement touché :
mais l'on est ensuite si faible ou si léger, que l'on se
console.
L'on est encore longtemps à se voir par habitude,
et à se dire de bouche que l'on s'aime, après que les
manières disent qu'on ne s'aime plus.
Vouloir oublier quelqu'un c'est y penser. L'amour
a cela de commun avec les scrupules, qu'il s'aigrit
par les réflexions et les retours que l'on fait pour
s'en délivrer. Il faut, s'il se peut, ne point songer à
sa passion pour l'affaiblir.
L'on veut faire tout le bonheur, ou si cela ne se
peut ainsi, tout le malheur de ce qu'on aime.
Regretter ce que l'on aime est un bien, en compa-
raison de vivre avec ce que l'on hait.
Quelque désintéressement qu'on ait à l'égard de
ceux qu'on aime, il faut quelquefois se contraindre
pour eux, et avoir la générosité de recevoir.
Celui-là peut prendre, qui goûte un plaisir aussi
délicat à recevoir que son ami en sent à lui donner.
Donner, c'est agir : ce n'est pas souffrir de ses bien-
faits, ni céder à l'importunité ou à la nécessité de
ceux qui nous demandent.
Si l'on a donné à ceux que l'on aimait, quelque
chose qu'il arrive, il n'y a plus d'occasions où l'on
doive songer à ses bienfaits.
On a dit en latin qu'il coûte moins cher de haïr
que d'aimer, ou, si l'on veut, que l'amitié est plus à
charge que la haine. Il e^t vrai qu'on est dispensé de
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE.
donner à ses ennemis ; mais ne coûte-t-il rien de
f.'en venger? ou s'il est doux et naturel de faire du
mal à ce que l'on hait, l'est-il moins de faire du bien
à ce qu'on aime ! ne serait-il pas dur et pénible de ne
leur en point faire !
Il y a du plaisir à rencontrer les yeux de celui à
qui l'on vient de donner.
Je ne sais si un bienfait qui tombe sur un ingrat,
et ainsi sur un indigne, ne change pas de nom, et
s'il méritait plus de reconnaissance.
La libéralité consiste moins à donner beaucoup
qu'à donner à propos.
S"il est vrai que la pitié ou la compassion soit un
retour vers nous-mêmes, qui nous met en la place
des malheureux, pourquoi tirent-ils de nous si peu
de soulagement dans leurs misères ?
Il vaut mieux s'exposer à l'ingratitude que de man-
quer aux misérables.
L'expérience confirme que la mollesse ou l'indul-
gence pour soi et la dureté pour les autres n'est qu'un
seul et même vice. Un homme dur au travail et à la
peine, inexorable à soi-même, n'est indulgent aux
autres que par un excès de raison.
Quelque désagrément qu'on ait à se trouver
chargé d'un indigent, l'on goûte à peine les nouveaux
avantages qui le tirent enfin de notre sujétion : de
même la joie que l'on reçoit de l'élévation de son
ami est un peu balancée par la petite peine qu'on a
de le voir au-dessus de nous, ou s'égaler à nous.
Ainsi l'on s'accorde mal avec soi-même, car l'on
veut des dépendants, et qu'il n'en coûte rien :
l'on veut aussi le bien de ses amis, et s'il arrive.
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 83
ce n'est pas toujours par s'en réjouir que l'on com-
mence.
On convie, on invite, on offre sa maison, sa table,
son bien et ses services : rien ne coûte qu'à tenir
parole.
C'est assez pour soi d'un fidèle ami ; c'est même
beaucoup de l'avoir rencontré : on ne peut en avoir
trop pour le service des autres.
Quand on a assez fait auprès de certaines per-
sonnes pour avoir dû se les acquérir, si cela ne réussit
point, il y a encore une ressource, qui est de ne plus
rien faire.
Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient un
jour être nos amis, et vivre avec nos amis comme
s'ils pouvaient devenir nos ennemis, n'est ni selon
la nature de la haine, ni selon les règles de l'amitié :
ce n'est point une maxime morale, mais politique.
On ne doit pas se faire des ennemis de ceux qui,
mieux connus, pourraient avoir rang entre nos amis.
On doit faire choix d'amis si sûrs et d'une si exacte
probité, que, venant à cesser de l'être, ils ne veuil-
lent pas abuser de notre confiance ni se faire
craindre comme nos ennemis.
Il est doux de voir ses amis par goût et par es-
time ; il est pénible de les cultiver par intérêt : c'est
solliciter. Il faut briguer la faveur de ceux à qui l'on
veut du bien, plutôt que de ceux de qui l'on espère
du bien.
On ne vole point des mêmes ailes pour sa fortune
que l'on fait pour des choses frivoles et de fantaisie.
Il y a un sentiment de liberté à suivre ses caprices,
et tout au contraire de servitude à courir pour son
84 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
établissement : il est naturel de le souhaiter beaucoup
et d'y travailler peu, de se croire digne de le trouver
sans l'avoir cherché. Celui qui sait attendre le bien
qu'il souhaite ne prend pas le chemin de se déses-
pérer s'il ne lui arrive pas ; et celui, au contraire, qui
désire une chose avec une grande impatience y met
trop du sien pour en être assez récompensé par le
succès.
Il y a de certaines gens qui veulent si ardemment
et si déterminément une certaine chose, que, de peur
de la manquer, ils n'oublient rien dece qu'il faut faire
pour la manquer. Les choses les plus souhaitées n'ar-
rivent point, ou si elles arrivent, ce n'est ni dans le
temps.ni dans les circonstances où elles auraient fait
un extrême plaisir.
Il faut rire avant que d'être heureux, de peur de
mourir sans avoir ri.
La vie est courte si elle ne mérite ce nom que lors-
qu'elle est agréable ; puisque si l'on cousait en-
semble toutes les heures que l'on passe avec ce qui
plait, l'on ferait à peine d'un grand nombre d'années
une vie de quelques mois.
Qu'il est difficile d'être content de quelqu'un !
On ne pourrait se défendre de quelque joie à voir
périr un méchant homme ; Ton jouirait alors du
fruit de sa haine, et l'on tirerait de lui tout ce qu'on
peut en espérer, qui est le plaisir de sa perte. Sa mort
enfin arrive, mais dans une conjoncture où nos inté-
rêts ne nous permettent pas de nous en réjouir : il
meurt trop tôt ou trop tard.
Il est pénible à un homme fier de pardonner à
celui qui le surprend en faute et qui se plaint de lui
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
avec raison ; sa fierté ne s'adoucit que lorsqu'il re-
prend ses avantages, et qu'il met l'autre dans son
tort.
Comme nous nous affectionnons de plus en plus
aux personnes à qui nous faisons du bien, de même
nous haïssons violemment ceux que nous avons beau-
coup offensés.
Il est également difficile d'étouffer dans les com-
mencements le sentiment des injures, et de le conser-
ver après un certain nombre d'années. C'est par fai-
blesse que l'on hait un ennemi et que l'on songe à
s'en venger, et c'est par paresse que l'on s'apaise et
qu'on ne se venge point.
Il y a bien autant de paresse que de faiblesse à se
laisser gouverner.
Il ne faut pas penser à gouverner un homme tout
d'un coup et sans autre préparation dans une affaire
importante et qui serait capitale à lui ou aux siens :
il sentirait d'abord l'empire et l'ascendant qu'on veut
prendre sur son esprit, et il secouerait le joug par
honte ou par caprice. Il faut tenter auprès de lui les
petites choses ; et de là le progrès, jusqu'aux plus
grandes, est immanquable. Tel ne pouvait au plus
dans les commencements qu'entreprendre de le faire
partir pour la campagne ou retourner à la ville, qui
finit par lui dicter un testament où il réduit son fils à
la légitime. Pour gouverner quelqu'un longtemps et
absolument, il faut avoir la main légère, et ne lui
faire sentir que le moins qu'il se peut sa dépendance.
Tels se laissent gouverner jusqu'à un certain point,
qui au delà sont intraitables et ne se gouvernent plus :
on perd tout à coup la route de leur cœur et de leur
86 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
esprit : ni hauteur, ni souplesse, ni force, ni industrie,
ne les peuvent dompter ; avec cette différence que
quelques-uns sont ainsi faits par raison et avec fon-
dement, et quelques autres par tempérament et par
humeur.
Il se trouve des hommes qui n'écoutent ni la rai-
son ni les bons conseils, et qui s'égarent volontai-
rement par la crainte qu'ils ont d'être gouvernés.
D'autres consentent d'être gouvernés par leurs amis
en des choses presque indifférentes, et s'en font un
droit de les gouverner à leur tour en des choses
graves et de conséquence.
Drance veut passer pour gouverner son maître,
qui n'en croit rien non plus que le public : parler
sans cesse à un grand que l'on sert, en des lieux et
en des temps où il convient le moins, lui parler à l'o-
reille ou en des termes mystérieux, rire jusqu'à éclater
en sa présence, lui couper la parole, se mettre entre
lui et ceux qui lui parlent, dédaigner ceux qui vien-
nent faire leur cour, ou attendre impatiemment qu'ils
se retirent, se mettre proche de lui, en une posture
trop libre, figurer avec lui le dos appuyé à une che-
minée, le tirer par son habit, lui marcher sur les ta-
lons, faire le familier, prendre des libertés, marquent
mieux un fat qu'un favori.
Un homme sage ni ne se laisse gouverner, ni ne
cherche à gouverner les autres : il veut que la raison
gouverne seule, et toujours.
Je ne haïrais pas d'être livré par la confiance à
une personne raisonnable, et d'en être gouverné en
toutes choses, et absolument, et toujours : je serais
sûr de bien faire sans avoir le soin de délibérer, je
'
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
jouirais de la tranquillité de celui qui est gouverné par
la raison.
Toutes les passions sont menteuses, elles se dé-
guisent autant qu'elles le peuvent aux yeux des autres;
elles se cachent à elles-mêmes ; il n'y a point de vice
qui n'ait une fausse ressemblance avec quelque vertu,
et qui ne s'en aide.
Les hommes rougissent moins de leurs crimes que
de leurs faiblesses et de leur vanité ; tel est ouverte-
ment injuste, violent, perfide, calomniateur, qui cache
son amour ou son ambition, sans autre vue que de
la cacher. Le cas n'arrive guère où l'on puisse dire,
j'étais ambitieux ; ou on ne l'est point, ou on l'est
toujours ; mais le temps vient où l'on avoue que l'on
a aimé. Les hommes commencent par l'amour, finis-
sent par l'ambition, et ne se trouvent dans une as-
siette plus tranquille que lorsqu'ils meurent.
Rien ne coûte moins à la passion que de se mettre
au-dessus de la raison : son grand triomphe est de
l'emporter sur l'intérêt.
L'on est plus sociable et d'un meilleur commerce
par le cœur que par l'esprit.
Il y a de certains grands sentiments, de certaines
actions nobles et élevées, que nous devons moins à
la force de notre esprit qu'à la bonté de notre na-
turel.
Il n'est guère au monde un plus bel excès que
celui de la reconnaissance.
Il faut être bien dénué d'esprit, si l'amour, la ma-
lignité, la nécessité, n'en font pas trouver.
Il y a des lieux que l'on admire ; il y en a d'autres
qui touchent, et où l'on aimerait à vivre. Il me
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
semble que l'on dépend des lieux pour l'esprit, l'hu-
meur, la passion, le goût et les sentiments.
Ceux qui font bien mériteraient seuls d'être enviés,
s'il n'y avait encore un meilleur parti à prendre, qui
est de faire mieux : c'est une douce vengeance
contre ceux qui nous donnent cette jalousie.
Quelques-uns se défendent d'aimer et de faire des
vers, comme de deux faibles qu'ils n'osent avouer,
l'un du cœur, l'autre de l'esprit.
Il y a quelquefois dans le cours de la vie de si chers
plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous
défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils
fussent permis : de si grands charmes ne peuvent être
surpassés que par celui de savoir y renoncer par
vertu.
DE LA SOCIETE ET DE LA CONVERSATION.
T Tn caractère bien fade est celui de n'en avoir
aucun.
C'est le rôle d'un sot d'être importun : un homme
habile sent s'il convient ou s'il ennuie ; il sait dispa-
raître le moment qui précède celui où il serait de trop
quelque part.
L'on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut
par tout pays de cette sorte d'insectes. Un bon plaisant
est une pièce rare : à un homme qui est né tel, il est
encore fort délicat d'en soutenir longtemps le person-
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 89
nage :-il n'est pas ordinaire que celui qui fait rire se
fasse estimer. Il y a beaucoup d'esprits obscènes,
encore plus de médisants ou de satiriques, peu de
délicats. Pour badiner avec grâce et rencontrer heu-
reusement sur les plus petits sujets, il faut trop de ma-
nières, trop de politesse, et même trop de fécondité :
c'est créer que de railler ainsi, et faire quelque chose
de rien.
Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui
se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens
ordinaires, l'on aurait honte de parler ou d'écouter,
et l'on se condamnerait peut-être à un silence perpé-
tuel, qui serait une chose pire dans le commerce que
les discours inutiles. Il faut donc s'accommoder à
tous les esprits ; permettre comme un mal nécessaire
le récit des fausses 'nouvelles, les vagues réflexions
sur le gouvernement présent ou sur l'intérêt des
princes, le débit des beaux sentiments, et qui revien-
nent toujours les mêmes : il faut laisser Aronce parler
proverbe, et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs,
de ses migraines et de ses insomnies.
L'on voit des gens qui, dans les conversations ou
dans le peu de commerce que l'on a avec eux, vous
dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nou-
veauté, et j'ose dire par l'impropriété des termes dont
ils se servent, comme par TalUance de certains
mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur
bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs
premiers inventeurs n'ont jamais eu intention de leur
ifaire dire. Ils ne suivent en parlant ni la raison, ni
l'usage, mais leur bizarre génie, que l'envie de tou-
jours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insen-
90 LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE.
siblement à un jargon qui leur est propre, et qui de-
vient enfin leur idiome naturel : ils accompagnent un
langage si extravagant d'un geste affecté et d'une
prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents
d'eux-mêmes et de l'agrément de leur esprit, et l'on
ne peut pas dire qu'ils en soient entièrement dénués ;
mais on les plaint de ce peu qu'ils en ont ; et, ce qui
est pire, on en souffre.
due dites-vous ? Comment ? Je n'y suis pas ! Vous
plairait-il de recommencer ? J'y suis encore moins.
Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu'il fait
froid. Que ne disiez-vous : Il fait froid. Vous voulez
m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige ; dites : Il
pleut, il neige. Vous me trouvez bon visage, et
vous désirez de m'en féliciter ; dites : Je vous trouve
bon visage. Mais, répondez-vous*, cela est bien uni et
bien clair, et d'ailleurs qui ne pourrait pas en dire au-
tant ? Qu'importe, Acis ? est-ce un si grand mal
d'être entendu quand on parle, et de parler comme
tout le monde ? Une chose vous manque, Acis, à
vous et à. vos semblables les diseurs de phébus, vous
ne vous en défiez point, et je vais vous jeter dans l'é-
tonnement ; une chose vous manque, c'est l'esprit :
ce n'est pas tout, il y a en vous une chose de trop,
qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres : voilà
la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases
embrouillées, et de vos grands mots qui ne signifient
rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans
cette chambre, je vous tire par votre habit et vous
dis à l'oreille : ne songez point à avoir de l'esprit,
n'en ayez point, c'est votre rôle ; ayez, si vous pou-
vez, un langage simple, et tel que l'ont ceux en qui
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. QI
VOUS ne trouvez aucun esprit, peut-Ctre alors croira-
t-on que vous en avez.
Qui peut se promettre d'éviter dans la société des
hommes la rencontre de certains esprits vains, légers,
familiers, délibérés, qui sont toujours dans une com-
pagnie ceux qui parlent, et qu'il faut que les autres
écoutent ? On les entend de l'antichambre ; on entre
impunément et sans crainte de les interrompre : ils
continuent leur récit sans la moindre attention pour
ceux qui entrent ou qui sortent, comme pour le rang
ou le mérite des personnes qui composent le cercle ;
ils font taire celui qui commence à conter une nou-
velle, pour la dire de leur façon, qui est la meilleure ;
ils la tiennent de Zamet, de Ruccelay, ou de Con-
chini (i), qu'ils ne connaissent point, à qui ils n'ont
jamais parlé, et qu'ils traiteraient de monseigneur
s'ils leur parlaient (2) : ils s'approchent quelquefois
de l'oreille du plus qualifié de l'assemblée pour le gra-
tifier d'une circonstance que personne ne sait, et dont
ils ne veulent pas que les autres soient instruits : ils
suppriment quelques noms pour déguiser l'histoire
qu'ils racontent et pour détourner les applications :
vous les priez, vous les pressez inutilement; il y a des
choses qu'ils ne diront pas, il y a des gens qu'ils ne
sauraient nommer, leui: parole y est engagée, c'est le
dernier secret, c'est un mystère : outre que vous leur
demandez l'impossible ; car sur ce que vous voulez
apprendre d'eux, ils ignorent le fait et les personnes.
(i) Sans dire monsieur. (A.)
(2) — Ces noms de personnages historiques sont pris ici
au figuré, comme simple exemple moral. (Ed.)
92 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Arrias a tant lu, a taut vu, il veut le persuader
ainsi ; c'est un homme universel, et il se donne pour
tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de pa-
raître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un
grand d'une cour du Nord, il prend la parole, et l'ote
à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent : il s'o-
riente dans cette région lointaine comme s'il en était
originaire : il discourt des mœurs de cette cour, des
femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes : il
récite des historiettes qui y sont arrivées; il les trouve
plaisantes et il en rit jusqu'à éclater. Quelqu'un se
hasarde de le contredire et lui prouve nettement qu'il
dit des choses qui ne sont pas vraies : Arrias ne se
trouble point, prend feu au contraire conti'e l'inter-
rupteur : « Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien
que je ne sache d'original, je l'ai appris de Sethon,
ambassadeur de France dans cette cour, revenu à
Paris depuis quelques jours, que je connais familière-
ment, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché
aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narra-
tion avec plus de confiance qu'il ne l'avait commen-
cée, lorsqu'un des conviés lui dit : « C'est Sethon à
qui vous parlez, lui-même, et qui arrive fraichement
de son ambassade. »
Il y a un parti à prendre dans les entretiens entre
une certaine paresse qu'on a de parler, ou quelque-
fois un esprit abstrait, qui, nous jetant loin du sujet
de la conversation, nous fait faire ou de mauvaises
demandes ou de sottes réponses ; et une attention
importune qu'on a au moindre mot qui échappe,
pour le relever, badiner autour, y trouver un mys-
tère que les autres n'3' voient pas, y chercher de la
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE. 93
finesse et de la subtilité, seulement pour avoir occa-
sion d'y placer la sienne.
Etre infatué de soi, et s'être fortement persuadé
qu'on a beaucoup d'esprit, est un accident qui n'ar-
rive guère qu'à celui qui n'en a point, ou qui en a
peu : malheur pour lors à qui est exposé à l'entre-
tien d'un tel personnage : combien de jolies phrases
lui faudra-t-il essuyer ! combien de ces mots aventu-
riers qui paraissent subitement, durent un temps, et que
bientôt on ne revoit plus ! S'il conte une nouvelle,
c'est moins pour l'apprendre à ceux qui l' écoutent,
que pour avoir le mérite de la dire, et de la dire bien:
elle devient un roman entre ses mains : il fait penser
les gens à sa manière, leur met en la bouche ses
petites façons de parler, et les fait toujours parler
longtemps : il tombe ensuite en des parenthèses qui
peuvent passer pour épisodes, mais qui font oublier
le gros de l'histoire, et à lui qui vous parle, et à vous
qui le supportez : que serait-ce de vous et de lui si
quelqu'un ne survenait heureusement' pour déranger
le cercle et faire oubUer la narration ?
J'entends Théodecte de l'antichambre ; il grossit
sa voix à mesure qu'il approche, le voilà entré : il àt,
il crie, il éclate, on bouche ses oreiUes, c'est un ton-
nerre : il n'est pas moins redoutable par les choses
qu'il dit, que par le ton dont il parle : il ne s'apaise
et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouil-
ler des vanités ou des sottises : il a si peu d'égard au
temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun
a son fait sans qu'il ait eu intention de le lui donner:
il n'est pas encore assis qu'il a, à son insu, désobligé
toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier
94 lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
à table et dans la première place ; les femmes sont à
sa droite et à sa gauche : il mange, il boit, il conte,
il plaisante, il interrompt tout à la fois : il n'a
nul discernement des personnes, ni du maitre, ni
des conviés ; il abuse de la folle déférence qu'on a
pour lui. Est-ce lui, est-ce Eutidème qui donne le
repas ? il rappelle à soi toute l'autorité de la table, et
il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière
qu'à la lui disputer. Le vin et les viandes n'ajoutent
rien à son caractère. Si l'on joue, il gagne au jeu ; il
veut railler celui qui perd, et il l'offense : les rieurs
sont pour lui ; il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui
passe. Je cède enfin et je disparais, incapable de
souffrir plus longtemps Théodecte, et ceux qui le
souffrent.
Troïle est utile à ceux qui ont trop de bien, il leur
ôte l'embarras du superflu, il sauve la peine d'amasser
de l'argent, de faire des contrats, de fermer des coffres,
de porter des clefs sur soi, et de craindre un vol do-
mestique. Il les aide dans leurs plaisirs, et il devient
capable ensuite de les servir dans leurs passions ;
bientôt il les règle et il les maîtrise dans leur conduite.
Il est l'oracle d'une maison, celui dont on attend, que
dis-je, dont on prévient, dont on devine les décisions :
il dit de cet esclave, il faut le punir, et on le fouette;
et de cet autre, il faut l'affranchir, et on l'affranchit.
L'on voit qu'un parasite ne le fait pas rire ; il peut
lui déplaire, il est congédié. Le maitre est heureux,
si Troïle lui laisse sa femme et ses enfants. Si celui-ci
est à table, et qu'il prononce d'un mets qu'il est friand,
le maitre et les conviés, qui en mangeaient sans
réflexion, le trouvent friand, et ne s'en peuvent ras-
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE. 95
sasier : s'il dît au contraire d'un autre mets qu'il est
insipide , ceux qui commençaient à le goûter n'osent
avaler le morceau qu'ils ont à la bouche, ils le jettent
à terre. Tous ont les yeux sur lui, observent son
maintien et son visage avant de prononcer sur le vin
ou sur les viandes qui sont servies. Ne le cherchez
pas ailleurs que dans la maison de ce riche qu'il gou-
verne : c'est là qu'il mange, qu'il dort et qu'il fait
digestion, qu'il querelle son valet, qu'il reçoit ses
ouvriers, et qu'il remet ses créanciers ; il régente, il
domine dans une salle, il y reçoit la cour et les hom-
tnages de ceux qui, plus fins que les autres, ne
veulent aller au maître que par Troïle. Si l'on entre
par malheur sans avoir une physionomie qui lui agrée,
il ride son front et il détourne sa vue ; si on l'aborde,
il ne se lève pas ; si l'on s'assied auprès de lui, il
s'éloigne ; si on lui parle, il ne répend point ; si l'on
continue de parler, il passe dans une autre chambre ;
si on le suit, il gagne l'escalier ; il franchirait tous les
étages, ou il se lancerait par une fenêtre, plutôt que
de se laisser joindre par quelqu'un qui a ou un visage
ou un son de voix qu'il désapprouve. L'un et l'autre
sont agréables en Troile, et il s'en est servi heureuse-
ment pour s'insinuer ou pour conquérir. Tout devient,
avec le temps, au-dessous de ses soins, comme il est
au-dessus de vouloir se soutenir ou continuer de
plaire par le moindre des talents qui ont commencé à
le faire valoir. C'est beaucoup qu'il sorte quelquefois
de ses méditations et de sa tacicurnité pour contredire,
et que mCme, pour critiquer, il daigne une fois le jour
avoir de l'esprit. Bien loin d'attendre de lui qu'il dé-
fère à vos sentiments, qu'il soit complaisant, qu'il
96 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
VOUS loue, vous n'êtes pas sûr qu'il aime toujours votre
approbation, ou qu'il souffre votre complaisance.
Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a
placé auprès de vous dans une voiture publique, à une
fête ou à un spectacle, et il ne vous coûtera bientôt
pour le connaître que de l'avoir écouté : vous saurez
son nom, sa demeure, son pays, l'état de son bien,
son emploi, celui de son père, la famille dont est sa
mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa mai-
son ; vous comprendrez qu'il est noble, qu'il a un
château, de beaux meubles, des valets et un carrosse.
Il y a des gens qui parlent un moment avant que
d'avoir pensé. Il 3' en a d'autres qui ont une fade
attention à ce qu'ils disent, et avec qui l'on souffre
dans la conversation de tout le travail de leur esprit ;
ils sont comme pétris de phrases et de petits tours
d'expression, concertés dans leur geste et dans tout
leur maintien. Ils sont puristes et ne hasardent pas
le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet
du monde. Rien d'heureux ne leur échappe, rien ne
coule de source et avec liberté ; ils parlent propre-
ment et ennuyeusement.
L'esprit de la conversation consiste bien moins à
en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres;
celui qui sort de votre entretien content de soi et de
son esprit l'est de vous parfaitement. Les hommes
n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire ; ils
cherchent moins à être instruits et même réjouis qu'à
être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat
est de faire celui d' autrui.
Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans
nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit
TES CARACTERES DE LA BRUYERE. 97
souvent que des idées vaines et puériles, qui ne ser-
vent point à perfectionner le goût, et à nous rendre
meilleurs: nos pensées doivent être prises dans le bon
sen? et la droite raison, et doivent être un effet de
notre jugement.
C'est une grande misère que de n'avoir pas assez
d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement: pour
se taire. Voilà le principe de toute impertinence.
Dire d'une chose modestement ou qu'elle est bonne,
ou qu'elle est mauvaise, et les raisons pourquoi elle
est telle, demande du bon sens et de l'expression; c'est
une affaire. Il est plus court de prononcer d'un ton
décisif, et qui emporte la preuve de ce qu'on avance,
ou qu'elle est exécrable, ou qu'elle est miraculeuse.
Rien n'est moins selon Dieu et selon le monde que
d'appuyer tout ce que l'on dit dans la conversation,
jusques aux choses les plus indifférentes, par de longs
et de fastidieux serments. Un honnête homme qui dit
oui et non mérite d'être cru ; son caractère jure pour
lui, donne créance à ses paroles et lui attire toute
sorte de confiance. Celui qui dit incessamment qu'il a
de l'honneur et de la probité, qu'il ne nuit à per-
sonne, qu'il consent que le mal qu'il fait aux autres
lai arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait
pas même contrefaire l'homme de bien.
Un h^mme de bien ne saurait empêcher, par toute
sa modestie, qu'on ne dise de lui ce qu'un malhon-
nête homme fait dire de soi,
Cléon parle peu obligeamment ou peu juste, l'un
ou l'autre ; mais il ajoute qu'il est fait ainsi, et qu'il
dit ce qu'il pense.
Il y a parler bien, parler aisément, parler juste.
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
parler à propos : c'est pécher contre ce dernier genre
que de s'étendre sur un repas magnifique que l'on
vient de faire, devant des gens qui sont réduits à
épargner leur pain ; de dire merveilles de sa santé
devant des infirmes : d'entretenir de ses richesses, de
ses revenus et de ses ameublements, un homme qui
n'a ni rentes ni domicile ; en un mot de parler de son
bonheur devant des misérables. Cette conversation
est trop forte pour eux ; et la comparaison qu'ils font
alors de leur état au vôtre est odieuse.
« Pour vous, dit Eutiphron,vous êtes riche, ou vous
devez l'être ; dix mille livres de rentes, et en fonds
de terre, cela est beau, cela est doux, et l'on est
heureux à moins ; » pendant que lup qui parle ainsi a
cinquante mille livres de revenu, et croit n'avoir que
la moitié de ce qu'il mérite. Il vous taxe, i) vous ap-
précie, il fixe votre dépense; et s'il vous jugeait digne
d'une meilleure fortune, et de celle même où il
aspire, il ne manquerait pas de vous la souhaiter. Il
n'est pas le seul qui fasse de si mauvaises estimations
ou des comparaisons si désobligeantes : le monde est
plein d'Eutiphrons.
Quelqu'un suivant la pente de la coutume qui veut
qu'on loue, et par l'habitude qu'il a à la flatterie et à
l'exagération, congratule Théodème sur un discours
qu'il n'a point entendu, et dont personne n'a pu en-
core lui rendre compte ; il ne laisse pas de lui parler
de son génie, de son geste, et surtout de la fidélité de
sa mémoire ; il est vrai que Théodème est demeuré
court.
L'on voit des gens brusques, inquiets, suffisants,
qui, bien qu'oisifs et sans aucune affaire qui les ap-
• LES CARACTERES DE LA BRUYERE. 99
pelle ailleurs, vous expédient, pour ainsi dire, en peu
de paroles, et ne songent qu'à se dégager de vous :
on leur parle encore qu'ils sont partis et ont disparu.
Ils ne sont pas moins impertinents que ceux qui vous
arrêtent seulement pour vous ennuyer : ils sont peut-
être moins incommodes.
Parler et offenser, pour de certaines gens, est pré-
cisément la même chose. Ils sont piquants et amers:
leur style est mêlé de fiel et d'absinthe ; la raillerie,
l'injure, l'insulte, leur découlent des lèvres comme
leur salive. Il leur serait utile d'être nés muets ou stur
pides. Ce qu'ils ont de vivacité et d'esprit leur nuit
davantage que ne fait à quelques autres leur sottise.
Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec
aigreur, ils attaquent souvent avec insolence ; ils
frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue,
sur les présents, sur les absents ; ils heurtent de front
et de côté comme des béhers. Demande-t-on à des
béliers qu'ils n'aient pas de cornes ? de même n'es-
père-t-on pas de réformer par cette peinture des natu-
rels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l'on
peut faire de mieux d'aussi loin qu'on les découvre,
est de les fuir de toute sa force et sans regarder der-
rière soi.
Il y a des gens d'une certaine étoffe ou d'un cer-
tain caractère, avec qui il ne faut jamais secommettre,
de qui l'on ne doit se plaindre que le moins qu'il est
possible, et contre qui il n'est même pas permis
d'avoir raison.
Entre deux personnes qui ont eu ensemble une
violente querelle, dont l'un a raison et l'autre ne l'a
pas, ce que la plupart^ i I I |i,(i.r'jli.l^'%^int assisté ne
LES C/\RACTÉRES DE LA BRUYÈRE.
manquent jamais de faire, ou pour se dispenser de
juger, ou par un tempérament qui m'a toujours paru
hors de sa place, c'est de condamner tous les deux :
leçon importante, motif pressant et indispensable ,de
fuir à l'orient, quand le fat est à l'occident , pour
éviter de partager avec lui le même tort.
Je n'aime pas un homme que je ne puis aborder
le premier, ni saluer avant qu'il me salue, sans m'a-
vilir à ses yeux, et sans tremper dans la bonne opi-
nion qu'il a de lui-même. Montaigne dirait (i) : « Je
veux avoir mes coudées franches, et être courtois et
affable à mon point, sans remords ne conséquence.
Je ne puis du tout estriver contre mon penchant, et
aller au dehors de mon naturel, qui m'emmène vers
celui que je trouve à ma rencontre. Quand il m'est
égal, et qu'il ne m'est point ennemi, j'anticipe son bon
accueil, je le questionne sur sa disposition et santé,
je lui fais offre de mes offices sans tant marchander
sur le plus ou sur le moins, ne être, comme disent
aucuns, sur le qui-vive. Celui-là me déplait, qui par
la connaissance que j'aide ses coutumes et faç:::
d'agir me tire de cette Hberté et franchise. Comme:.:
me ressouvenir tout à propos et d'aussi loin que je
vois cet homme, d'emprunter une contenance gra\ e
et importante, et qui l'avertisse que je crois le val :r
bien et au delà ; pour cela de me ramentcvoir de mes
bonnes quaUtés et conditions, et des siennes mau-
vaises, puis en faire la comparaison ? c'est trop de
travail pour moi, et ne suis du tout capable de si
roide et si subite attention : et quand bien elle m'au-
(i) Imité de Montaigne.
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
rait succédé une première fois, je ne laisserais pas
de flécliir et me démentir à une seconde tâche : je ne
puis me forcer et contraindre pour quelconque à être
fier. »
Avec de la vertu, de la capacité et une bonne con-
duite, on peut être insupportable. Les manières que
l'on néglige comme de petites choses sont souvent
ce qui fait que les hommes décident de vous en bien
ou en mal : une légère attention à les avoir douces
et polies prévient leurs mauvais jugements. Il ne faut
presque rien pour être cru fier, incivil, méprisant,
désobligeant : il faut encore moins pour être estimé
tout le contraire.
La politesse n'inspire pas toujours la bonté,
l'équité, la complaisance, la gratitude : elle en donne
du moins les apparences, et fait paraître l'hcmme au
dehors comme il devrait être intérieurement.
L'on peut définir l'esprit de politesse, l'on ne peut
en fixer la pratique : elle suit l'usage et les coutumes
reçues : elle est attachée aux temps, aux lieux, aux
personnes, et n'est point la même dans les deux
sexes, ni dans les difi'érentcs conditions : l'esprit tout
seul ne la fait pas deviner : il fait qu'on la suit par
imitation, et que l'on s'y perfectionne. Il y a des
tempéraments qui ne sont susceptibles que de la poh-
tesse ; et il y en a d'autres qui ne servent qu'aux
grands talents, ou à une vertu solide. Il est vrai que
les manières polies donnent cours au mérite, et le
rendent agréable ; et qu'il faut avoir de bien émi-
nentes qualités peur se soutenir sans la politesse.
Il me semble que l'esprit de politesse est une cer-
taine attention à faire que, par nos paroles et par
T. I. 6
■ LH3 CARACTÈi^ES DE LA EIIUYÈR:
nos manières, les autres soient contents de nous et
d'eux-mêmes.
C'est une faute contre la politesse que de louer
immodérément, en présence de ceux que vous faites
chanter ou toucher un instrument, quelque autre
personne qui a ces mêmes talents ; comme devant
ceux qui vous lisent leurs vers, un autre poète.
Dans les repas ou les fêtes que l'on donne aux
autres, dans les présents qu'on leur fait et dans tous
les plaisirs qu'on leur procure, il y a faire bien et
faire selon leur goût : le dernier est préférable.
Il y aurait une espèce de férocité à rejeter indiffé-
remment toutes sortes de louanges: l'on doit être
sensible à celles qui nous viennent des gens de bien,
qui louent en nous sincèrement des choses louables.
Un homme d'esprit, et qui est né fier, ne perd rien
de sa fierté et de sa roideur pour se trouver pauvre :
si quelque chose au contraire doit amollir son humeur,
le rendre plus doux et plus sociable, c'est un peu de
prospérité.
Ne pouvoir supporter tous les mauvais caractères
dont le monde est plein n'est pas un fort bon carac-
tère ; il faut, dans le commerce, des pièces d'or et de
la monnaie.
Vivre avec des gens qui sont brouillés et dont il
faut écouter de part et d'autre les plaintes réciproques,
c'est pour ainsi dire ne pas sortir de l'audience, et
entendre du matin au soir plaider et parler procès.
L'on sait des gens qui avaient coulé leurs jours dans
une union étroite : leurs biens étaient en commun,
ils n'avaient qu'une même demeure, ils ne se per-
daient pss de vue. Ils se sont aperçus à plus de qua-
LES CAÎIACTHRES DE LA BRUYERE. 10^
tre-vingts ans, qu'ils devaient se quitter l'un l'autre,
et finir leur société : ils n'avaient plus qu'un jour à
vivre, et ils n'ont osé entreprendre de le passer
ensemble ; ils se sont dépêchés de rompre avant que
de mourir, ils n'avaient de fonds pour la complai-
sance que jusque-là. Ils ont trop vécu pour le bon
exemple ; un moment plus tôt, ils mouraient socia-
bles, et laissaient après eux un rare modèle de la
persévérance dans l'amitié.
L'intérieiJr des familles est souvent troublé par les
défiances, par les jalousies et par l'antipathie, pen-
dant que des dehors contents, paisibles et enjoués
nous trompent et nous y font supposer une paix qui
n'y est point : il y en a peu qui gagnent à être appro-
fondies. Cette visite que vous rendez vient de sus-
pendre une querelle domestique qui n'attend que
votre retraite pour recommencer.
Dans la société, c'est la raison qui plie la pre-
mière. Les plus sages sont souvent menés par le plus
fou et le plus bizarre ; l'on étudie son faible, son
humeur, ses caprices, l'on s'y accommode ; l'on
évite de le heurter, tout le monde lui cède : la moin-
dre sérénité qui parait sur son visage lui attire des
éloges ; on lui tient compte de n'être pas toujours
insupportable. Il est craint, ménagé, obéi, quelque-
fois aimé.
Il n'y a que ceux qui ont eu de vieux collatéraux,
ou qui en ont encore, et dont il s'agit d'hériter, qui
puissent dire ce qu'il en coûte.
Cléante est un très honnête homme, il s'est choisi
une femme qui est la meilleure personne du monde
et la plus raisonnable : chacun, de sa part, fait tout le
104 ÎÎ^S CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
plaisir et tout l'agrément des sociétés où il se trouve :
l'on ne peut voir ailleurs plus de probité, plus de
politesse ; ils se quittent demain, et l'acte de leur
séparation est tout dressé chez le notaire. Il y a sans
mentir (i) de certains mérites qui ne sont point faits
pour être ensemble, de certaines vertus incompa-
tibles.
L'on peut compter sûrement sur la dot, le douaire
et les conventions, mais faiblement sur les nourri-
tures ; elles dépendent d'une union fragile de la
belle-mère et de la bru, et qui périt souvent dans
l'année du mariage.
Un beau-père aime son gendre, aime sa bru. Une
belie-mère aime son gendre, n'aime point sa bru.
Tout est réciproque.
Ce qu'une marâtre aime le moins de tout ce qui
est au monde, ce sont les enfants de son mari : plus
elle est folle de son mari, plus elle est marâtre. Les
marâtres font déserter les villes et les bourgades, et ne
peuplent pas moins la terre de mendiants, de vaga-
bonds, de domestiques et d'esclaves, que la pauvreté.
C... et H... sont voisins de campagne, et leurs
terres sontcontiguës ; ils habitent une contrée déserte
et solitaire. Eloignés des villes et de tout commerce,
(l) « Il y a quelquefois, dit Plutarque au sujet d'une
séparation semblable, de petites hargnes et riottes souvent
répétées, procédantes de quelques fâcheuses conditions, ou
de quelque dissimilitude, ou incompatibilité de nature, que
les étrangers ne £onnoissent pas, lesquelles par succession
de temps engendrent de si grandes aliénations de volonté
entre des personnes, qu'elles ne peuvent plusvivre ni habi-
ter ensemble, » (La Vie de Paulus .^milius, ch. 3 de la
version d'Amyot.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. IO5
il semblait que la fuite d'une entière solitude ou
l'amour de la société eût dû les assujettir à une liaison
réciproque ; il est cependant difficile d'exprimer la
bagatelle qui les a fait rompre, qui les rend impla-
cables l'un pour l'autre, et qui perpétuera leurs haines
dans leurs descendants. Jamais des parents et même
des frères ne se sont brouillés pour une moindrechose.
Je suppose qu'il n'y ait que deux hommes sur la
terre, qui la possèdent seuls et qui la partagent toute
entre eus deux ; je suis persuadé qu'il leur naîtra
bientôt quelque sujet de rupture, quand ce ne serait
que pour les limites.
Il est souvent plus court et plus utile de cadrer aux
autres, que de faire que les autres s'ajustent à nous.
J'approche d'une petite ville, et je suis sur une
hauteur d'où je la découvre. Elle est simée à mi-côte,
une rivière baigne ses murs et coule ensuite dans une
belle prairie ; elle a une forêt épaisse qui la couvre
des vents froids et de l'aquilon. Je la vois dans un
jour si favorable, que je compte ses tours et ses clo-
chers : elle me parait peinte sur le penchant de la
colline. Je me récrie, et je dis : Quel plaisir de vivre
sous un si beau ciel et dans ce séjour si délicieux ! Je
descends dans la ville, où je n'ai pas couché deux
nuits que je ressemble à ceux qui l'habitent, j'en veux
sortir.
Il y a une chose qu'on n'a point vue sous le ciel,
et que selon toutes les apparences on ne verra jamais :
c'est une petite ville qui n'est divisée en aucuns par-
tis, où les familles sont unies et où les cousins se
voient avec confiance, où un mariage n'engendre
point une guerre civile, où la querelle des rangs ne
I06 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
se réveille pas à tous moments par roflfrande, l'encens
et le pain bénit, par les processions et par les obsè-
ques, d'où l'on a banni les caquets, le mensonge et
la médisance, où l'on voit parler ensemble le bailli et
le président, les élus et les assesseurs, où le doyen
vit bien avec ses chanoines, où les chanoines ne dédai-
gnent pas les chapelains, et où ceux-ci soutirent les
chantres. •
Les provinciaux et les sots sont toujours prêts à se
fâcher et à croire qu'on se moque d'eux ou qu'on les
méprise : il ne faut jamais hasarder la plaisanterie,
même la plus douce et la plus permise, qu'avec des
gens polis, ou qui ont de l'esprit.
On ne prime point avec les grands, ils se défen-
dent par leur grandeur ; ni avec les petits, ils vous
repoussent par le qui-vive.
Tout ce qui est mérite se sent, se discerne, se
devine réciproquement ; si l'on voulait être estimé,
il faudrait vivre avec des personnes estimables.
Celui qui est d'une éminence au-dessus des autres,
qui le met à couvert de la repartie, ne doit jamais
faire une raillerie piquante.
Il y a de petits défauts que l'on abandonne volon-
tiers à la censure, et dont nous ne haïssons pas à être
raillés, ce sont de pareils défauts que nous devons
choisir pour railler les autres.
Rire des gens d'esprit, c'est le privilège des sots ;
ils sont dans le monde ce que les fous sont à la cour»
je veux dire sans conséquence.
La moquerie est souvent indigence d'esprit.
Vous le croyez votre dupe ; s'il feint de l'être, qui
est plus dupe de lui ou de vous ?
LES CARACTERES DE LA BRUYERE. lOJ
Si VOUS observez avec soin qui sont les gens qui ne
peuvent louer, qui blâment toujours, qui ne sont con-
tents de personne, vous reconnaîtrez que ce sont ceux
mêmes dont personne n'est content.
Le dédain et le rengorgement dans la sociétér attire
précisément le contraire de ce que l'on cherche, si
c'est à se faire estimer.
Le plaisir de la société entre les amis se cultive par
une ressemblance de goût sur ce qui regarde les
mœurs, et par quelque différence d'opinions sur les
sciences ; par là, ou l'on s'affermit dans ses senti-
ments, ou l'on s'exerce et l'on s'instruit par la dispute.
L'on ne peut aller loin dans l'amitié si l'on n'est pas
disposé à se pardonner les uns aux autres les petits
défauts .
Combien de belles et inutiles raisons à étaler à celui
qui est dans une grande adversité pour essayer de le
rendre tranquille ! Les choses de dehors qu'on appelle
les événements sont quelquefois plus fortes que la
raison et que la nature. « Mangez, dormez, ne vous
laissez point mourir de cliagrin, songez à vivre ; »
harangues froides et qui réduisent à l'impossible.
« êtes-vous raisonnable de vous tant inquiéter ? »
n'est-ce pas dire, êtes-vous fou d'être mallieureux ?
Le conseil, si nécessaire pour les affaires, est quel-
quefois, dans la société, nuisible à qui le donne, et
inutile à celui à qui il est donné. Sur les mœurs vous
faites remarquer des défauts, ou que l'on n'avoue pas,
ou que l'on estime des vertus ; sur les ouvrages vous
rayez les endroits qui paraissent admirables à leur
auteur, où il se complaît davantage, où il croit s'être
surpassé lui-même. Vous perdez ainsi la confiance de
I08 I.ES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
VOS amis, sans les avoir rendus ni meilleurs, ni plus
habiles.
L'on a vu il n'y a pas longtemps un cercle de per-
sonnes des deux Sexes, liées ensemble par la conver-
sation et par un commerce d'esprit. Ils laissaient au
vulgaire l'art de parler d'une manière intelligible :
une chose dite entre eux peu clairement en entraînait
une autre plus obscure, sur laquelle on enchérissait
par de vraies énigmes, toujours suivies de longs
applaudissements : par tout ce qu'ils appelaient déli-
catesse, sentiments, tour, et finesse d'expression, ils
étaient enfin pan'enus à n'être plus entendus, et à ne
s'entendre pas eux-mêmes. Il ne fallait pour fournir à
ces entretiens ni bon sens, ni jugement, ni mémoire,
ni la moindre capacité ; il fallait de l'esprit, non pas
du meilleur, mais de celui qui est faux, et où l'imagi-
nation a trop de part (i).
Je le sais, Théobalde, vous êtes vieilli ; mais vou-
driez-vous que je crusse que vous êtes baissé, que
vous n'êtes plus poète ni bel esprit, que vous êtes
présentement aussi mauvais juge de tout genre d'ou-
vrage que méchant auteur, que vous n'avez plus rien
de naïf et de délicat dans la conversation ! Votre air
libre et présomptueux me rassure et me persuade tout
le contraire. Vous êtes donc aujourd'hui tout ce que
vous fûtes jamais, et peut-être meilleur: car si à votre |
âge vous êtes si vif et si imoétueux, quel nom, Théo-
balde, fallait-il vous donner dans votre jeunesse, et
lorsque vous étiez la coqueluche ou l'entêtement de
certaines femmes, qui ne juraient que par vous et sur
(i) Ce sont évidemment les précieuses de l'hôtel de
Rambouillet que le moraliste a en vue. (Ed.)
LES CARACTERES DE LA BRUVERE. IO9
votre parole, qui disaient : Cela est délicieux ; qua-t-il
dit ?
L'on parle impétueusement dans les entretiens,
souvent par vanité ou par humeur, rarement avec
assez d'attention : tout occupé du désir de répondre à
ce qu'on n'écoute point, l'on suit ses idées , et on les
explique sans le moindre égard pour les raisonne-
ments d'autrui ; l'on est bien éloigné de trouver
ensemble la vérité ; l'on n'est pas encore convenu de
celle que l'on cherche. Qui pourrait écouter ces
sortes de conversations et les écrire ferait voir quel-
quefois de bonnes choses qui n'ont nulle suite.
Il a régné pendant quelque temps une sorte de con-
versation fade et puérile, qui roulait toute sur des
questions frivoles qui avaient relation au cœur, et à ce
qu'on appelle passion ou tendresse. La lecture de
quelques romans les avait introduites parmi les plus
honnêtes gens de la ville et de la cour ; ils s'en sont
défaits, et la bourgeoisie les a reçues avec les équi-
voques.
Quelques femmes de la ville ont la délicatesse de
ne pas savoir ou de n'oser dire le nom des rues, des
places et de quelques endroits publics, qu'elles ne
croient pas assez nobles pour être connus. Elles
disent le Louvre, la Place royale ; mais elles usent
de tours et de phrases plutôt que de prononcer de
certains noms ; et s'ils leur échappent, c'est du moins
avec quelque altération du mot, et après quelques
façons qui les rassurent ; en cela moins naturelles que
les femmes de là cour, qui ayant besoin, dans le dis-
cours, des Halles, du Châtelet, ou de choses sem-
blables, disent les Halles, le Châtelet.
l.TS CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Si l'on feint quelquefois de ne se pas souvenir de
certains noms que l'on croit obscurs, et si l'on affecte
de les corrompre en les prononçant,c'est parla bonne
opinion qu'on a du sien.
L'on dit parbelle humeur,et danslalibertédelacon-"
versation ,de ces choses froides qu'à la vérité l'on donne
pour telles, et que l'on ne trouve bonnes que parce
qu'elles sont extrêmement mauvaises. Cette manière
basse de plaisanter a passé du peuple, à qui elle ap-
partient, jusque dans une grande partie de la jeunesse
de la cour, qu'elle a déjà infectée. Il est vrai qu'il y
entre trop de fadeur et de grossièreté pour devoir
craindre qu'elle s'étende plus loin, et qu'elle fasse de
plus grands progrès dans un pays qui est le centre du
bon goût et de la politesse. L'on doit cependant ea
inspirer le dégoût à ceux qui la pratiquent : car bien
que ce ne soit jamais sérieusement, elle ne laisse pas
de tenir Li place, dans leur esprit et dans le commerce
ordinaire, de quelque chose de meilleur.
Entre dira de mauvaises choses ou en dire de
bonnes que tout le monde sait, et les donner pour
nouvelles, je n'ai pas à choisir.
« Lucain a dit une jolie chose : il y a un beau mot
de Claudien : il y a cet endroit de 5énèque : » et là-
dessus une longue suite de latin que l'on cite souvent
devant des gens qui ne l'entendent pas, qui feignent
de l'entendre. Le secret serait d'avoir un grand sens
et bien de l'esprit ; car ou l'on se passerait des anciens
ou après les avoir lus avec soin, l'on saurait encore
choisir les meilleurs, et les citer à propos.
Hermagcras ne sait pas qui est roi de Hongrie ; il
s'étonne de n'entendre faire aucune mention du roi de
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
Bohême : ne lui parlez pas des guerres de Flandre et
de Hollande, dispensez-le du moins de vous répondre;
il confond les temps , il ignore quand elles ont
commencé, quand elles ont fini : combats, sièges,
tout lui est nouveau. Mais il est instruit de la guerre
des géants, il en raconte les progrès et les moindres
détails, rien ne lui échappe. Il débrouille de même
l'horrible chaos des deux empires, le babylonien et
l'assyrien; il connait à fond les Egyptiens et leurs dy-
nasties. Il n'a jamais vu Versailles ; il ne le verra
point. Il a presque vu la tour de Babel : il en compte
les degrés, il sait combien d'architectes ont présidé à
cet ouvrage, il sait le nom des architectes. Dirai-je
qu'il croit Henri IV fils de Henri III ? Il néglige du
moins de rien connaicre aux maisons de 'France,
d'Autriche, de Bavière. « Quelles minuties ! » dit-il
pendant qu'il récite de mémoire toute une liste des
rois des Médes ou de Babylone, et que les noms
d'Apronal, d'Hérigebal, de Noesnemordach, de Mar-
dokempad, lui sont aussi familiers qu'à nous ceux de
Valois et de Bourbon. Il demande si l'empereur a ja-
mais été marié, mais personne ne lui apprendra que
Ninus a eu deux femmes. On lui dit que le roi jouit
d'une santé parfaite, et il se souvient que Thetmosis,
an roi d'Egypte, était valétudinaire, et qu'il tenait
:ette complexion de son aïeul Alipharmutosis. Que
ae sait-il point? Quelle chose lui est cachée de la
l'énérable antiquité ? Il vous dira que Sémiramis ou,
>elon quelques-uns, Sérimaris, parlait comme son fils
JJinyas, qu'on ne les distinguait pas à la parole.
Si c'était parce que sa mère avait une voix mâle
;oinme son fils ou le fils une voix efféminée
LES CARACTl-RES DE LA BRUYÈRE.
comme sa mère, il n'ose pas le décider. Il vous révé-
lera que Nembrot était gaucher et Sésostris ambi-
dextre ; que c'est une erreur de s'imaginer qu'un
Artaxcrcc ait été appelé Longuemain, parce que les
bras lui t-imbaient jusqu'aux genoux, et non à cause
qu'il avait une main plus longue que l'autre, et il
ajoute qu'il y a des auteurs graves qui affirment que
c'était la droite, qu'il croit néanmoins être bien fondé
à soutenir que c'était la gauche.
Ascagne est statuaire, Hégion fondeur, Eschine fou-
lon et Ci^dias bel esprit, c'est sa profession. Il a une
enseigne, un atelier, des ouvrages de commande et
des compagnons qui travaillent sous lui : il ne vous
saurait rendre de plus d'un mois les stances qu'il vous
a promises s'il ne manque de parole à Disothée, qui
l'a engagé à faire une élégie ; une idylle est sur le
métier, c'est pour Crantor, qui le presse et qui lui
laisse espérer un riche salaire. Prose, vers que voulez-
vous ? Il réussit également en l'un et en l'autre,
Demandez-lui des lettres de consolation ou sur une I
absence, il les entreprendra ; prenez-les toutes faites
et entrez dans son magasin, il y a à choisir. Il a un
ami qui n'a point d'autre fonction sur la terre que
de le prc mettre longtemps à un certain monde, et de j
le présenter enfin, dans les maisons comme homme
rare et d'une exquise conversation ; et là, ainsi que le
musicien chante et que le joueur de luth touche soa
luth devant les personnes à qui il a été promis, Cy-»
dias, après avoir toussé, relevé sa manchette, étendu
la main et ouvert les doigts, débite gravement ses
pensées quintessenciées et ses raisonnements sophis-f
tiques. Ditïérent de ceux qui, conAenantde principes! *
ssM
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
et connaissant la raison ou la vérité qui est une,
s'arrachent la parole l'un à l'autre pour s'accor-
der sur leurs sentiments, il n'ouvre la bouche que
pour contredire : « Il me semble, dit-il gracieusement,
que c'est tout le contraire de ce que vous dites ; » ou
« je ne saurais être de votre opinion ; » ou bien : « c'a
été autrefois mon entêtement comme il est le vôtre ;
mais... il y a trois choses, ajoute-t-il, à considé-
rer... » et il en ajoute une quatrième : fade dis-
coureur, qui n'a pas mis plutôt le pied dans une
assemblée, qu'il cherche quelques femmes auprès
de qui il puisse s'insinuer, se parer de son bel esprit
ou de sa philosophie, et mettre en oeuvre ses rares
conceptions ; car, soit qu'il parle ou qu'il écrive, il
ne doit pas être soupçonné d'avoir en vue ni le vrai
ni le faux, ni le raisonnable ni le ridicule ; il évite
uniquement de donner dans le sens des autres et
d'être de l'avis de quelqu'un. Aussi attend-il dans un
cercle que chacun se soit expliqué sur le sujet qui
s'est ofiert, ou souvent qu'il a amené lui-même, pour
dire dogmatiquement des choses toutes nouvelles,
mais à son gré décisives et sans réplique. Cydias
s'égale à Lucien et à Sénèque, se met au-dessus de
Platon, de Virgile et de Théocrite; et son flatteur a
soin de le confirmer tous les matins dans cette opi-
nion. Uni de goût et d'intérêt avec les contempteurs
d'Homère, il attend paisiblement que les hommes
détrompés lui préfèrent les poètes modernes : il se
met, en ce cas, à la tête de ces derniers, et il sait à
qui il adjuge la seconde place. C'est, en un mot, un
composé du pédant et du précieux, fait pour être
admiré de la bourgeoisie et de la province, en qui
T. I, 7
114 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
néanmoins on n'aperçoit rien de grand que l'opinion
qu'il a de lui-même.
C'est la profonde ignorance qui inspire le ton dog-
matique. Celui qui ne sait rien croit enseigner aux
autres ce qu'il vient d'apprendre lui-mcme ; celui qui
sait beaucoup pense a peine que ce qu'il sait puisse être
ignoré, et parle plus indifieremment.
Les plus grandes choses n'ont besoin que d'être
dites simplement, elles se gâtent par l'emphase : il
faut dire noblement les plus petites, elles ne se sou-
tiennent que par l'expression, le ton et la manière.
Il me semble que l'on dit les choses encore plus
finement qu'on ne peut les écrire.
Il n'y a guère qu'une naissance honnête ou qu'une
bonne éducation qui rende les hommes capables de
secret.
Toute confiance est dangereuse si elle n'est entière;
il y a peu de conjectures où il ne faille tout dire on
tout cacher.
On a déjà trop dit de son secret à celui à qui l'on
croit devoir ea dérober une circonstance.
Des gens vous promettent le secret, et ils le ré-
vèlent eux-mêmes et à leur insu : ils ne remuent pas
les lèvres et on les entend ; on lit sur leurs fronts et
dans leurs yeux ; on voit au travers de leur poitrine,
ils sont transparents. D'autres ne disent pas précisé-
ment une chose qui leur a été confiée, mais ils parlent
et agissent de manière qu'on la découvre de soi-
même. Enfin quelques-uns méprisent votre secret, de
quelque conséquence qu'il puisse être. « C'est un mys-
tère ; un tel m'en a fait part et m'a défendu de le
dire, » et ils le disent.
LES CARACTHrvIIS RE LA BRUYERE.
Toute révélation d'un secret est la faute de celui
qui l'a confié.
Nicandre s'entretient avec Elise de la manière
douce et complaisante dont il a vécu avec sa femme
depuis le jour qu'il en fit le choix jusques à sa mort.
Il a déjà dit qu'il regrette qu'elle ne lui ait pas laissé
des enfants et il le répète : il parle des maisons qu'il
a à la ville et bientôt d'une terre qu'il a à la cam-
pagne ; il calcule le revenu qu'elle lui rapporie, il fait
le plan des bâtiments, en décrit la situation, exagère
la commodité des appartements, ainsi que la richesse
et la propreté des meubles. Il assure qu'il aime la
bonne chère, les équipages : il se plaint que sa
femme n'aimait point assez le jeu et la société. —
Vous ttes si riche, lui disait un de ses amis, que
n'achetez-vous cette charge ? pourquoi ne pas faire
cette acquisition qui étendrait votre domaine? — On
me croit, ajoute-t-il, plus de bien que je n'en possède.
Il n'oublie pas son extraction et ses alliances. —
M. le surintendant, qui est mon cousin, madame la
cliancelière, qui est ma parente ; voilà son style. Il
raconte un fait qui prouve le mécontentement qu'il
doit avoir de ses plus proches et de ceux mêmes qui
sont ses héritiers. — Ai-je tort, dit-il à Elise, ai-je
grand sujet de leur vouloir du bien ? et il l'en fait
juge. Il insinue ensuite qu'il a une santé faible et
languissante, il parle de la cave où il doit être enterré.
Il est insinuant, flatteur, officieux à l'égard de tous
ceux qu'il trouve auprès de la personne à qui il aspire.
Mais Elise n'a pas le courage d'être riche en l'épou-
sant. On annonce, au moment qu'il parle, un cava-
lier qui, de sa seule présence, démonte la batterie
Il6 LLS CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
de l'homme de ville ; il se lève déconcerté et chagrin,
et va dire ailleurs qu'il veut se remarier.
Le sage quelquefois évite le monde de peur d'être
ennuyé.
VI
DES BIENS DE FORTUNE.
T T n homme fort riche peut manger des entremets,
^ faire peindre ses lambris et ses alcôves, jouir d'un
palais à la campagne et d'un autre à la ville, avoir un
grand équipage, mettre un duc dans sa famille et faire
de son fils un grand seigneur, cela est juste et de son
ressort. Mais il appartient peut-être à d'autres de
vivre contents.
Une grande naissance ou une grande fortune
annonce le mérite et le fait plutôt remarquer.
Ce qui disculpe le fat ambitieux de son ambition
est le soin que l'on prend, s'il a fait une grande for-
tune, de lui trouver un mérite qu'il n'a jamais eu et
aussi grand qu'il croit l'avoir.
A mesure que la faveur et les grands biens se reti-
rent d'un homme, ils laissent voir en lui le ridicule
qu'ils couvraient et qui y était sans que personne s'en
aperçût.
Si on ne le voyait de ses yeux, pourrait-on jamais
s'imaginer l'étrange disproportion que le plus ou le
moins de pièces de monnaie met entre les hommes ?
Ce plus ou ce moins détermine à l'épée, à la robe
ou à l'église. Il n'y a presque point d'autre vocation
LES CARACTERES DE lA BRUYLRE. IIJ
Deux marchands étaient voisins et faisaient le •
nicme commerce, qui ont eu dans la suite une for-
tune tou'.e différente. Ils avaient chacun une fille
unique : elles ont été nourries ensemble et ont vécu
dans cette familiarité que donnent un même âge et
une même condition. L'une des deux, pour se tirer
d'une extrême misère, cherche à se placer ; elle entre
au service d'une fort grande dame et l'une des pre-
mières de la cour, — chez sa compagne ?
Si le financier manque son coup, les courtisans
disent de lui : c'est un bourgeois, un homme de rien,
un malotru. S'il réussit, ils lui demandent sa fille.
Quelques-uns (i) ont fait dans leur jeunesse l'ap-
prentissage d'un certain métier, pour en exercer un
autre, et fort différent, le reste de leur vie.
Un homme est laid, de petite taille, et a peu d'es-
prit. L'on me dit à l'oreille : il a cinquante mille
livres de rente. Cela le concerne tout seul, et il ne
m'en sera jamais ni pis ni mieux. Si je commence à
le regarder avec d'autres yeux, et si je ne suis pas
maître de faire autrement, quelle sottise !
Un projet assez vain serait de vouloir tourner un
homme fort sot et fort riche en ridicule : les rieurs
sont de son côté.
N** avec un portier rustre, farouche, tirant sur le
Suisse, avec un vestibule et une antichambre, pour
peu qu'il y fasse languir quelqu'un et se morfondre,
qu'il paraisse enfin avec une mine grave et une
démarche mesurée, qu'il écoute un peu et ne recon-
duise point, quelque subalterne qu'il soit d'ailleurs,
(i) Les partisans. (A.)
IlS TES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
il fera sentir de lui-même quelque chose qui approche
de la considération.
Je vais, Cliriphon, à votre porte, le besoin que j'ai
de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : .
plût aux dieux que je ne fusse ni votre client ni votre (
fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes )
enfermé, et que vous ne pouvez m' écouter que d'une i
heure entière : je reviens avant le temps qu'ils m'ont
marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que
faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé
de votre appartement, de si laborieux qui vous empê-
che de m' entendre ? Vous enfilez quelques mémoires,
vous coUationnez un registre, vous signez, vous para-
phez ; je n'avais qu'une chose à vous demander, et ;
vous n'aviez qu'un mot à me répondre, oui ou non.
Voulez-vous être rare? rendez service à ceux qui
dépendent de vous : vous .le serez davantage par
cette conduite, que par ne vous pas laisser voir. O
homme important et chargé d'affaires, qui à votre
tour avez besoin de mes offices ! venez dans la soli-
tude de mon cabinet ; le philosophe est accessible ;
je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me
trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la
spiritualité de l'âme et de sa distinction d'avec le
corps, ou la plume à la main pour calculer les
distances de Saturne et de Jupiter. J'admire Dieu
dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance
de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur.
Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes : mon
antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en m' at-
tendant, passez jusqu'à moi' sans me faire avertir.
Vous m'apportez quelque chose de plus précieax que
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE. II9
l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger:
parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-
il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette
ligne qui est commencée ? quelle interruption heu-
reuse pour moi que ceUe qui vous est utile ! Le
manieur d'argent, l'homme d'affaires est un ours
qu'on ne saurait apprivoiser ; on ne le voit dans sa
loge qu'avec peine ; que dis-je ! on ne le voit point,
car d'abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne
le voit plus. L'homme de lettres, au contraire, est
trivial comme une borne au coin des places ; il est
■vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table,
au lit, nu, habillé, sain ou malade : il ne peut être
important, et û ne le veut point être.
N'envions point à une sorte de gens leurs grandes
richesses ; il les ont à titre onéreux, et qui ne nous
accommoderait point. Ils ont mis leur repos, leur
santé, leur honneur et leur conscience pour les avoir ;
cela est trop cher ; et il n'y a rien à gagner à un tel
marché.
I^es partisans (i) nous font sentir toutes les pas-
sions l'une après l'autre. L'on commence par le
mépris à cause de leur obscurité. On les envie ensuite,
on les hait, on les craint ; on les estime quelquefois,
et on les respecte. L'on vit assez pour finir à leur
égard par la compassion.
Sosie, de la livrée, a passé, par une petite recette, à
une sous-ferme ; et par les concussions, la violence
et l'abus qu'il a fait de ses pouvoirs, il s'est enfin,
(i) C'était le nom qu'en mauvaise part on donnait aux
financiers. (Ed.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE.
sur les ruines de plusieurs familles, élevé à quelque
grade ; devenu noble par une charge, il ne lui man-
quait que d'être homme de bien : une place de mar-
guillier a fait ce prodige.
L'on porte Crésus au cimetière : de toutes ses
immenses richesses, que le vol et la concussion lui
avaient acquises, et qu'il a épuisées par le luxe et par
la bonne chère, il ne lui est pas demeuré de quoi se
faire enterrer : il est mort insolvable, sans biens, et
ainsi privé de tous les secours : l'on n'a vu chez lui
ni julep, ni cordiaux, ni médecins, ni le moindre doc-
teur qui l'ait assuré de son salut.
Champagne, au sortir d'un long diner qui lui enfle
l'eslomac, et dans les douces fumées d'un vin d'Ave-
nay ou de Sillery, signe un ordre qu'on lui présente,
qui ôterait le pain à toute une province si l'on n'y
remédiait : il est excusable ; quel moyen de com-
prendre dans la première heure de la digestion qu'on
puisse quelque part mourir de faim ?
Sylvain, de ses deniers, a acquis de la naissance
et un autre nom. Il est seigneur de la paroisse où ses
aïeux payaient Ja taille : il n'aurait pu autrefois entrer
page chez Cléobule, et il est son gendre.
Dorus passe en litière parla voie appienne, précédé
de ses affranchis et de ses esclaves, qui détournent le
peuple et font faire place : il ne lui manque que des
licteurs. Il entre à Rome avec ce cortège, où il
semble triompher de la bassesse et de la pauvreté de
son pèreSanga.
On ne peut mieux user de sa fortune que fait Pé-
riandre ; elle lui donne du rang, du crédit, de l'auto-
rité ; déjà on ne le prie plus d'accorder son amitié, on
LES CARACTF.RES DE LA BRUYERE,
implore sa protection. Il a commencé par dire de
soi-même : un homme de ma sorte, il passe à dire :
un homme de ma qualité ; il se donne pour tel, et il
n'j' a personne de ceux à qui il prête de l'argent, ou
qu'il reçoit à sa table, qui est délicate, qui veuille s'y
opposer. Sa demeure est superbe ; un dorique règne
dans tous ses dehors ; ce n'est pas une porte, c'est un
portique. Est-ce la maison d'un particulier, est-ce
un temple ? le peuple s'y trompe. Il est le seigneur
dominant de tout le quartier ; c'est lui que l'on envie
et dont on voudrait voir la chute ; c'est lui dont la
femme, par son collier de perles, s'est fait des en-
nemies de toutes les dames du voisinage. Tout se
soutient dans cet homme, rien encore ne se dément
dans cette grandeur qu'il a acquise, dont il ne doit
rien, qu'il a payée. Que son père, si vieux et si caduc,
n'est-il mort il y a vingt ans et avant qu'il se fit dans
le monde aucune mention de Périandre ! Comment
pourra-t-il soutenir ces odieuses pancartes (i) qui dé-
chiffrent les conditions et qui souvent font rougir la
veuve et les héritiers ? Les supprimera-t-il aux yeux
de toute une ville jalouse, maligne, clairvoyante, et
aux dépens de mille gens qui veulent absolument
aller tenir leur rang à des obsèques ? Veut-on d'ail-
leurs qu'il fasse de son père un noble homme, et peut-
être un honorahle homme, lui qui est Messire ?
Combien d'hommes ressemblent à ces arbres déjà
forts et avancés que l'on transplante dans les jardins,
où ils surprennent les yeux de ceux qui les voient
placés dans de beaux endroits où ils ne les ont point
(i) Billets d'enterrement.
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
VUS croître, et qui ne connaissent ni leurs commen-
cements, ni leurs progrès !
Si certains morts revenaient au monde, et s'ils
voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les
mieux titrées, avec leurs châteaux et leurs maisons
antiques, possédées par des gens dont les pères étaient
peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraient-
ils avoir de notre siècle ?
Rien ne fait mieux comprendre le peu de chose'
que Dieu croit donner aux hommes en leur abandon-
nant les richesses, l'argent, les grands établissements
et les autres biens, que la dispensation qu'il en fait,
et le genre d'hommes qui en sont le mieux pourvus.
Si vous entrez dans les cuisines, où l'on voit réduit
en art et en méthode le secret de flatter votre goût et de
vous faire manger au delà du nécessaire ; si vous exa-
minez en détail tous les apprêts des viandes qui doi-
vent composer le festin que l'on vous prépare ; si
vous regardez par quelles mains elles passent, et tou-
tes les formes différentes qu'elles prennent avant de
devenir un mets exquis, et d'arriver à cette propreté
et cette élégance qui charment vos yeux, vous font
hésiter sur le choix et prendre le parti d'essayer de
tout ; si vous voyez tout le repas ailleurs que sur une
table bien servie ; quelles saletés ? quel dégoût ! Si
vous allez derrière un théâtre, et si vous nombrez les
poids, les roues, les cordages qui font les vols et les
machines ; si vous considérez combien de gens entrent
dans l'exécution de ces mouvements, quelle force de
bras et quelle extension de nerfs ils y emploient, vous
direz : sont-ce là les principes et les ressorts de ce
spectacle si beau, si naturel, qui parait animé et agir
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. I23
de soi-même ? vous vous récrierez, quels efforts !
quelle violence ! de même n'approfondissez pas la
fortune des partisans.
Qirysippe, homme nouveau, et le premier noble
de sa race, aspirait, il y a trente années, à se voir un
jour deux mille livres de rente pour tout bien ; c'était
là le comble de ses souhaits et sa plus haute ambi-
tion ; il l'a dit ainsi, et on s'en souvient. Il arrive, je
ne sais par quels chemins, jusqu'à donner en revenu
à l'une de ses filles, pour sa dot, ce qu'il désirait lui-
même d'avoir en fonds pour toute fortune pendant sa
vie ; une pareille somme est comptée dans ses coffres
pour chacun de ses autres enfants qu'il doit pourvoir,
et il a un grand nombre d'enfants : ce n'est qu'en
avancement d'hoirie ; il y a d'autres biens à espérer
à sa mort. Il vit encore, quoiqu'assez avancé en âge,
et il use le reste de ses jours à travailler pour s'en-
richir.
Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit de tous
ceux qui boivent de l'eau de la rivière, ou qui marchent
sur la terre ferme. Il sait convertir en or jusqu'aux
roseaux, aux joncs et à l'ortie ; il écoute tous les
avis et propose tous ceux qu'il a écoutés. Le prince
ne donne aux autres qu'aux dépens d'Ergaste, et ne
leur fait de grâces que celles qui lui étaient dues. C'est
une faim insatiable d'avoir et de posséder. Il trafique-
rait des arts et des sciences, et mettrait en parti (i)
jusqu'à l'harmonie. Il faudrait, s'il en était cru, que le
peuple, pour avoir le plaisir de le voir riche, de lui
voir une meute et une écurie, pût perdre le souvenir
de la musique d'Orphée et se contenter de la sienne.
(1) C'est-à-dire en spéculation.
124 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Ne traitez pas avec Criton, il n'est touché que
de ses seuls avantages. Le piège est tout dressé à
ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu'il possède,
feront envie ; il vous imposera des conditions extra-
vagantes. Il n'y a nul ménagement et nulle compo-
sition à attendre d'un homme si plein de ses intérêts
et si ennemi des vôtres : il lui faut une dupe.
Brontin, dit le peuple, fait des retraites et s'enferme
huit jours avec des saints ; ils ont leurs méditations
et il a les siennes.
Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie : il
voit périr sur le théâtre du monde les personnages les
plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses
scènes et qu'il a le plus haïs.
Si l'on partage la vie des partisans en deux por-
tions égales ; la première, vive et agissante, est tout
occupée à vouloir affliger le peuple ; et la seconde,
voisine de la mort, à se déceler et à se ruiner les uns
les autres.
Cet homme qui a fait la formne de plusieurs, qui
a fait la vôtre, n'a pu soutenir la sienne, ni assurer
avant sa mort celle de sa femme et de ses enfants ; ils
vivent cachés et malheureux. Quelque bien instruit
que vous soyez de la misère de leur condition, vous
ne pensez pas à l'adoucir ; vous ne le pouvez pas en
effet, vous tenez table, vous bâtissez ; mais vous
conservez par reconnaissance le portrait de votre
bienfaiteur, qui a passé à la vérité du cabinet à l'an-
tichambre ; quels égards ! il pouvait aller au garde-
meuble.
Il y a une dureté de complexi^ n ; il y en a une
autre de condition et d'état. I-'on tire de celle-ci
LES CARACTERES DE LA BRTJYERE. 12')
comme de la première de quoi s'endurcir sur la misère
des autres, dirai-je même de quoi ne pas plaindre les
malheurs de sa famille ; un bon financier ne pleure
ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.
Fuyez, retirez-vous ; vous n'êtes pas assez loin. Je
suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le
pôle et dans l'autre hémisphère ; montez aux étoiles
si vous le pouvez. M'y voilà. Fort bien ; vous êtes en
sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide,
insatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce
qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et
quoi qu'il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui
seul, grossir sa fortune et regorger de bien.
Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une
si bonne chose qu'elle est d'un usage universel. On
la connaît dans toutes les langues ; elle plait aux
étrangers et aux barbares, elle règne à la cour et à la
ville ; il n'y a point de désert ni de solitude où elle
soit inconnue.
A force de faire de nouveaux contrats, ou de sentir
son argent grossir dans ses coffres, on se croit enfin
une bonne tête, et presque capable de gouverner.
Il faut une sorte d'esprit pour faire fortune, et sur-
tout une grande fortune. Ce n'est ni le bon, ni le bel
esprit, ni le grand, ni le sublime, ni le fort, ni le
délicat : je ne sais précisément lequel c'est ; j'at-
tende que quelqu'un veuille m'en instruire.
Il faut moins d'esprit que d'habitude ou d'expé-
rience pour faire sa fortune : l'on y songe trop tard ;
et quand enfin l'on s'en avise, l'on commence par des
fautes que l'on n'a pas toujours le loisir de réparer;
de là vient peut-être que les fortunes sont si rares.
126 LES CARACTÈRES DE LA BRUYl-RE.
Un homme d'un petit génie peut vouloir s'avancer:
il néglige tout, il ne pense, du matin au soir, il ne
rêve la nuit, qu'à une seule chose, qui est de s'avan-
cer. Il a commencé de bonne heure et dés son ado-
lescence à se mettre dans les voies de la fortune : s'il
trouve une barrière de front qui ferme son passage,
il biaise naturellement, et va à droite et à gauche,
selon qu'il y voit de jour et d'apparence ; et si de nou-
veaux obstacles l'arrêtent, il rentre dans le sentier
qu'il avait quitté. Il est déterminé par la nature des
difficultés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter,
ou à prendre d'autres mesures ; son intérêt, l'usage,
les conjonctures le dirigent. Faut-il de si grands
talents et une si bonne tête à un voyageur pour suivre
d'abord le grand chemin, et, s'il est plein et embar-
rassé, prendre la terre, et aller à travers champs, puis
regagner sa première route, la continuer, arriver à
son terme ? Faut-il tant d'esprit pour aller à ses fins ?
Est-ce donc un prodige qu'un sot riche et accrédité ?
Il y a même des stupides, et j'ose dire des imbé-
ciles qui se placent en de beaux postes, et qui savent
mourir dans l'opulence,, sans qu'on les doive soup-
çonner en nulle manière d'y avoir contribué de leur
travail ou de la moindre industrie : quelqu'un les a
conduits à la source d'un fleuve, ou bien le hasard
seul les y a fait rencontrer : on leur a dit : « voulez-
vous de l'eau ? puisez ; » et ils ont puisé.
Quand on est jeune, souvent on est pauvre ; ou
l'on n'a pas encore fait d'acquisitions, ou les succes-
sions ne sont pas échues. L'on devient riche et vieux
en même temps, tant il est rare que les hommes
puissent réunir tous leurs avantages : et si cela arrive
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 127
à quelques-uns, il n'y a pas de quoi leur porter envie:
ils ont assez à perdre par la mort pour mériter d'être
plaints. Il faut avoir trente ans pour songer à sa for-
tune, elle n'est pas faite à cinquante : l'on bâtit dans
sa vieillesse, et l'on meurt quand on est aux peintres
et aux vitriers. Quel est le fruit d'une grande fortune,
si ce n'est de jouir de la vanité, de l'industrie, du tra-
vail et de la dépense de ceux qui sont venus avant
nous, et de travailler nous-mêmes , de planter, de
bâtir, d'acquérir pour la postérité.
L'on ouvre et l'on étale tous les matins pour trom-
per son monde ; et l'on ferme le soir après avoir
trompé tout le jour. Le marchand fait des montres
pour donner de sa marchandise ce qu'il y a de pire :
il a le cati (i) et les faux jours afin d'en cacher les
défauts, et qu'elle paraisse bonne : il la surfait pour
la vendre plus cher qu'elle ne vaut: il a des marques
fausses et m3-stérieuses, afin qu'en croie n'en donner
que son prix, un mauvais aunage pour en livrer
le moins qu'il se peut ; et il a un trébuchet, afin
que celui qui l'a livrée la lui pa3-e en or qui soit de
poids.
Dans toutes les conditions, le pauvre est bien
proche de l'homme de bien : et l'opulent n'est guère
éloigné de la friponnerie. Le savoir-faire et l'habileté
ne mènent pas jusqu'aux énormes richesses.
L'on peut s'enrichir dans quelque art ou dans quel-
que commerce que ce soit, par l' ostentation d'une
certaine probité.
(i) On nomme ainsi une sorte d'apprêt qui donne le
luslre aux étoffes. (Ed.)
128 LES CARACTÈRES DE LA BRUVÉRE.
De tous les nio3'ens de faire sa fortune, le plus
court et le meilleur est de mettre les gens à voir clai-
rement leurs intcrcts à vous faire du bien.
Les hommes pressés par les besoins de la vie, et
quelquefois par le désir du gain ou de la gloire, cul-
tivent des talents profanes, ou s'engagent dans des
professions équivoques, et dont ils se cachent long-
temps à eux-mêmes le péril et les conséquences. Ils
les quittent ensuite par une dévotion indiscrète qui ne
leur vient jamais qu'après qu'ils ont fait leur récolte,
et qu'ils jouissent d'une fortune bien établie.
"Il y a des misères sur la terre qui saisissent le
cœur ; il manque à quelques-uns jusqu'aux aliments,
ils redoutent l'hiver, ils appréhendent de vivre. L'on
mange ailleurs des fruits précoces, l'on force la terre
et les saisons pour fournir à sa délicatesse : de
simples bourgeois, seulement à cause qu'ils étaient
riches, ont eu l'audace d'avaler en un seul morceau
la nourriture de cent familles. Tienne qui voudra
contre de si grandes extrémités, je ne veux être, si
je le puis, ni malheureux, ni heureux ; je me jette
et me réfugie dans la médiocrité.
On sait que les pauvres sont chagrins de ce que
tout leur manque, et que personne ne les soulage ;
mais s'il est vrai que les riches soient colères, c'est
de ce que la moindre chose puisse leur manquer, ou
que quelqu'un veuille leur résister.
Celui-là est riche, qui reçoit plus qu'il ne con-
somme : celui-là est pauvre, dont la dépense excède
la recette. Tel avec deux millions de rente peut être
pauvre chaque année de cinq cent mille livres.
Il n'y a rien qui se soutienne plus longtemps qu'une
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE. I29
médiocre fortune : il n'y a rien dont on voie mieux
la fin qu'une grande fortune.
L'occasion prochaine de la pauvreté, c'est de
grandes richesses.
S'il est vrai que l'on soit riche de tout ce dont
on n'a pas besoin, un homme fort riche, c'est un
homme qui est sage. S'il est vrai que l'on soit
pauvre par toutes les choses que l'on désire, l'am-
bitieux et l'avare languissent dans une extrême pau-
vreté.
Les passions tyrannisent l'homme, et l'ambition
suspend en lui les autres passions, et lui donne pour
un temps les apparences de toutes les vertus. Ce
Triphon, qui a tous les vices, je l'ai cru sobre,
chaste, libéral, humble et même dévot : je le croirais
encore, s'il n'eût enfin fait sa fortune.
L'on ne se rend pas sur le désir de posséder et
de s'agrandir : la bile gagne, et la mort approche,
qu'avec un visage flétri et des jambes déjà faibles,
l'on dit : ma fortune, mon étabhssement.
Il n'y a au monde que deux manières de s'élever :
ou par sa propre industrie, ou par l'imbécillité des
autres.
Les traits découvrent la complexion et les mœurs :
mais la mine désigne les biens de fortune : le plus
ou le moins de mille livres de rente se trouve écrit
sur les visages.
Chrysante, homme opulent et impertinent, ne
veut pas être vu avec Eugène, qui est homme de
mérite, mais pauvre : il croirait en être déshonoré.
Eugène est pour Chrj'sante dans les mêmes dispo-
sitions : ils ne courent pas risque de se heurter.
150 LES CARACTHIÎES DE LA BRUYÈRE.
Quand je vois de certaines gens qui me prévenaient
autrefois par leurs civilités attendre au contraire que
je les salue, et en être avec moi sur le plus ou sur
le moins, je dis en moi-même : Fort bien, j'en suis
ravi : tant mieux pour eux : vous verrez que cet
homme-ci est mieux logé, mieux meublé et mieux
nourri qu'à l'ordinaire ; qu'il sera entré depuis quel-
ques mois dans quelque affaire où il aura déjà fait
un gain raisonnable : Dieu veuille qu'il en vienne
dans peu de temps jusqu'à me mépriser.
Si les pensées, les livres et leurs auteurs dépen-
daient des riches et de ceux qui ont fait une belle
fortune, quelle proscription ! Il n'y aurait plus de
rappel : quel ton, quel ascendant ne prennent-ils pas
sur les savants ? quelle majesté n'observent-ils pas
à l'égard de ces hommes chétifs, que leur mérite n'a
ni placés ni enrichis, et qui en sont encore à penser
et à écrire judicieusement ! Il faut l'avouer, le pré-
sent est pour les riches, l'avenir pour les vertueux
et les habiles. Homère est encore, et sera toujours :
les receveurs de droits, les publicains ne sont plus :
ont-ils été ? Leur patrie, leurs noms sont-ils connus?
y a-t-il eu dans la Grèce des partisans ? que sont
devenus ces importants personnages qui méprisaient
Homère, qui ne songeaient dans la place qu'à l'évi-
ter, qui ne lui rendaient pas le salut, ou qui le
saluaient par son nom, qui ne daignaient pas l'as-
socier à leur table, qui le regardaient comme un
homme qui n'était pas riche, et qui faisait un livre?
que •deviendront les Fauconnets (i) ? iront-ils aussi
(i) Nom d'un fermier général de l'époque. (Ild.)
].ES CARACTHaES de la BRUYERE.
loin dans la postérité que Descartes né Français et
mort en Suéde ?
Du même fond d'orgueil dont l'on s'élève fière-
ment au-dessus de ses inférieurs, l'on rampe vile-
ment devant ceux qui sont au-dessus de soi.
C'est le propre de ce vice, qui n'est fondé ni sur
le mérite personnel, ni sur la vertu, mais sur les
richesses, les postes, le crédit, et sur de vaines
sciences, de nous porter également à mépriser ceux
qui ont moins que nous de cette espèce de biens,
et à estimer trop ceux qui en ont une mesure qui
excède la nôtre.
Il y a des âmes sales, pétries de boue et d'ordure,
éprises du gain et de l'intérêt, comme les belles
âmes le sont de la gloire et de la vertu ; capables
d'une seule volupté, qui est celle d'acquérir ou de
ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix,
uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours
inquiètes sur le rabais ou sur le décri des mon-
naies, enfoncées et comme abimées dans les con-
trats, les titres et les parchemins. De telles gens ne
sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni
peut-être des hommes : ils ont de l'argent.
Commençons par excepter ces âmes nobles et
courageuses, s'il en reste encore sur la terre, secou-
rables, ingénieuses à faire du bien, que nuls besoins,
nulle disproportion, nuls artifices, ne peuvent sépa-
rer de ceux qu'ils se sont une fois choisis pour amis;
et, après cette précaution, disons hardiment une
chose triste et douloureuse à imaginer : il n'y a
personne au monde si bien lié avec nous de société
et de. bienveillance, qui nous aime, qui nous goûte.
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
qui nous fait mille offres de services, et qui nous
sert quelquefois, qui n'ait en soi, par l'attachement
à son intérêt, des dispositions très proches à rompre
avec nous, et à devenir notre ennemi.
Pendant qu'Oronte augmente avec ses années
son fonds et ses revenus, une fille naît dans quel-
que famille, s'élève, croit, s'embellit et entre dans sa
seizième année ; il se fait prier à cinquante ans pour
l'épouser, jeune, belle, spirituelle : cet homme sans
naissance, sans esprit, et sans le moindre mérite,
est préféré à tous ses rivaux.
Le mariage, qui devrait être à l'homme une
source de tous les biens, lui est souvent, par la
disposition de sa fortune, un lourd fardeau sous
lequel il succombe : c'est alors qu'une femme et
des enfants sont une violente tentation à la fraude,
au mensonge et aux gains illicites. Il se trouve
entre la friponnerie et l'indigence ; étrange situation !
Épouser une veuve, en bon français, signifie faire
sa fortime ; il n'opère pas toujours ce qu'il signifie.
Celui qui n'a de partage avec ses frères que pour
vivre à l'aise bon praticien, veut être officier ; le
simple officier se fait magistrat ; et le magistrat
veut présider : et ainsi de toutes les conditions, où
les hommes languissent serrés et indigents, après
avoir tenté au delà de leur fortune, et forcé, pour
ainsi dire, leur destinée, incapables tout à la fois
de ne pas vouloir être riches et de demeurer riches.
Dine bien, Cléarque, soupe le soir, mets du bois
au feu, achète un manteau, tapisse ta chambre :
tu n'aimes point ton héritier, tu ne le connais point,
tu n'en as point.
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
Jeune, on conserve pour sa vieillesse : vieux on
épargne pour la mort. L'héritier prodigue paye de
superbes funérailles, et dévore le reste.
L'avare dépense plus mort en un seul jour, qu'il n
faisait vivant en dix années ; et son héritier plus en
dix mois, qu'il n'a su faire lui-même en toute sa vie.
Ce que l'on prodigue, on l'ôte à son héritier : ce
que l'on épargne sordidement, on se l'ôte à soi
même. Le milieu est justice pour soi et pour les
autres.
Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs
pères, et réciproquement les pères à leurs enfants,
sans le titre d'héritiers.
Triste condition de l'homme, et qui dégoûte de
la vie : il faut suer, veiller, fléchir, dépendre, pour
avoir un peu de fortune, ou la devoir à l'agonie de
nos proches : celui qui s'empêche de souhaiter que
son père y passe bientôt est un homme de bien.
Le caractère de celui qui veut hériter de quelqu'un
rentre dans celui du complaisant : nous ne sommes
point mieux flattés, mieux obéis, plus suivis, plus
entourés, plus cultivés, plus ménagés, plus caressés
de personne pendant notre vie, que de celui qui croit
gagner à notre mort, et qui désire qu'elle arrive.
Tous les hommes, par les postes difiereuts, par
les titres et par les successions, se regardent comme
héritiers les uns des autres, et cultivent par cet
intérêt pendant tout le cours de leur vie un désir
secret et enveloppé de la mort d'autrui : le plus
heureux dans chaque condition est celui qui a le plus
de choses à perdre par sa mort et à laisser à son
successeur.
134 lES CARACTKRES DE LA BRUYliRE.
L'on dit du jeu qu'il égale les conditions ; mràs
elles se trouvent quelquefois si étrangement dispro-
portionnées, et il y a entre telle et telle condition
un abime d'intervalle si immense et si profond, que
les yeux souffrent de voir de telles extrémités se
rapprocher : c'est comme une musique qui dcîDnne,
ce sont comme des couleurs mal assorties, comme
des paroles qui jurent et qui offensent l'oreille, comme
de ces bruits ou de ces sons qui font frémir : c'est,
en un mol, un ren^er3ement de toutes les bien-
séances. Si l'on m'oppose que c'est la pratique de
tout l'Occident, je réponds que c'est peut-être aussi
l'une de- ces choses qui nous rendent barbares à
l'autre partie du monde, et que les Orientaux qui
viennent jusqu'à nous remportent sur leurs tablettes.
Je ne doute pas même que cet excès de familiarité
ne les rebute davantage que nous ne sommes blessés
de leur zombaye (i) et de leurs autres proster-
nations.
Une tenue d'États, ouïes chambres assemblées pour
une affaire très capitale, n'offrent aux yeux rien de si
grave et de si sérieux, qu'une table de gens qui jouentun
grand jeu ; une triste sévérité règne sur leurs visages.
Implacables l'un pour l'autre et irréconciliables enne-
mis pendant que la séance dure, ils ne reconnaissent
plus ni liaisons, ni aUiance, ni naissance, ni distinc-
tions. Le hasard seul, aveugle et farouche divinité,
préside au cercle et y décide souverainement ; ils
l'honorent tous par un silence profond et par une
attention dont ils sont partout ailleurs fort inca-
(i) Voyez les relations du royaume de Siam. (A.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE.
Dables. Toutes les passions, comme suspendues,
:èdent à une seule ; le courtisan alors n'est ni doux,
li flatteur, ni complaisant, ni mtme dévot.
L'on ne reconnaît plus en ceux que le jeu et le
^ain ont illustrés la moindre trace de leur première
condition. Ils perdent de vue leurs égaux et attei-
gnent les plus grands seigneurs. Il est vrai que la
"ortune du dé ou du lansquenet les remet souvent
bù elle les a pris.
t Je ne m'étonne pas qu'il y ait des brelans pur-
')lics, comme autant de pièges tendus à l'avarice des
lomnies, comme des gouffres où l'argent des par-
iculiers tombe et se précipite sans retour, comme
l'affreux écueils où les joueurs viennent se briser
:t se perdre ; qu'il parte de ces lieux des émissaires
lour savoir à heure marquée qui a descendu à terre
vec un argent frais d'une nouvelle prise, qui a
;agné un procès d'où on lui a compté une grosse
omme, qui a reçu un don, qui a fait au jeu un
ain considérable, quel fils de famille vient de re-
ueillir une riche succession, ou quel commis im-
rudent veut hasarder sur une carte les deniers de
a caisse. C'est un sale et indigne métier, il est vrai,
^ue de tromper ; mais c'est un métier qui est an-
ien, connu, pratiqué de tout temps par ce genre
'hommes que j'appelle des brelandiers. L'enseigne
st à leur porte, on y lirait presque : « Ici l'on
rompe de bonne foi ; » car se voudraient-ils donner
)Our irréprochables ? Qui ne sait pas qu'entrer et
)erdre dans ces maisons est une même chose ? Qu'ils
rouvent donc sous leur main autant de dupes qu'il
n faut pour leur subsistance, c'est ce qui me passe.
156 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Mille gens se ruinent au jeu, et vous disent froide-
ment qu'ils ne sauraient se passer de jouer. Quelle ex-
cuse ? Y a-t-il une passion, quelque violente ou hon-
teuse qu'elle soit, qui ne pût tenir ce langage? serait-on
reçu à dire qu'on ne peut se passer de voler, d'assassi-
ner, de se précipiter? Un jeu effroyable, continuel, sans
retenue, sans bornes, où l'on n'a en vue que la ruine
totale de son adversaire, où l'on est transporté du
désir du gain, désespéré sur la perte, consumé par
l'avarice, où l'on expose sur une carte ou à la fortune
du dé, la sienne propre, celle de sa femme et de ses
enfants, est-ce une chose qui soit permise ou dont
l'on doive se passer ? Ne faut-il pas quelquefois se
faire une plus grande violence, lorsque, poussé par
le jeu jusqu'à une déroute universelle, il faut même
que l'on se passe d'habits et de nourriture, et de
les fournir à sa famille ?
Je ne permets à personne d'être fripon, mais je
permets à un fripon de jouer grand jeu ; je le défends
à un honnête homme. C'est une trop grande puérilité
que de s'exposer à une grande perte.
Il n'y a qu'une affliction qui dure, qui est celle
qui vient de la perte des biens ; le temps, qui adou^
cit toutes les autres, aigrit celle-ci. Nous sentons à
tous moments, pendant le cours de notre vie, où le
bien que nous avons perdu nous manque.
Il fait bon avec celui qui ne se sert pas de son bien
à marier ses filles, à payer ses dettes ou à faire des
contrats, pourvu que l'on ne soit ni ses enfants ni sa
femme.
Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire,
ni la guerre que vous soutenez virilement contre une
LES CARACTÈRES DE LA BRUYElVii!.
nation puissante, depuis la mort du roi votre époux,
ne diminuent rien de votre magnificence ; vous avez
préféré à toute autre contrée les rives de l'Euphrate,
pour y élever un superbe édifice. L'air y est sain et
tempéré, la situation en est riante ; un bois sacré
l'ombrage du côté du couchant ; les dieux de Syrie,
qui habitent quelquefois la terre, n'y auraient pu
choisir une plus belle demeure. La campagne autour
est couverte d'hommes qui taillent et qui coupent,
qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient
le bois du Liban, l'airain et le porphyre : les grues
et les machines gémissent dans l'air, et font espérer
à ceux qui voyagent vers l'Arabie de revoir à leur
retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette
splendeur où vous désirez de le porter, avant de l'ha-
biter vous et les princes vos enfants. N'y épargnez
rien, grande reine : employez-y l'or et tout l'art des
plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis
de votre siècle déploient toute leur science sur vos
plafonds et sur vos lambris : tracez-y de vastes et de
délicieux jardins, dont l'enchantement soit tel qu'ils
ne paraissent pas faits de la main des hommes : épui-
sez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage
incomparable ; et après que vous y aurez mis,
Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces pâtres
qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu
riche par les péages de vos rivières, achètera un jour
à deniers comptants cette royale maison pour l'em-
bellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune.
Ce palais, ces meubles, ' ces jardins, ces belles
eaux vous enchantent, et vous font récrier d'une
première vue sur une maison si délicieuse et sur l'ex-
T. I. 8
138 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
trênie bonheur du maître qui la possède. Il n'est plus,
il n'en a pas joui si agréablement ni si tranquille-
ment que vous : il n'y a jamais eu un jour serein ni
une nuit tranquille : il s'est noyé de dettes pour la
porter à ce degré de beauté où elle vous ravit ; ses
créanciers l'en ont chassé ; il a tourné la tête, et il
l'a regardée de loin une dernière fois ; et il est mort
de saisissement.
L'on ne saurait s'empêcher de voir dans certaines
familles ce qu'on appelle les caprices du hasard ou
les jeux de la fortune : il y a cent ans qu'on ne par-
lait point de ces familles, qu'elles n'étaient point. Le
ciel tout d'un coup s'ouvre en leur faveur ; les biens,
les honneurs, les dignités, fondent sur elles à plu-
sieurs reprises, elles nagent dans la prospérité.
Eumolpe, l'un de ces hommes qui n'ont point de
grands-pères, a eu un père du moins qui s'était élevé
si haut, que tout ce qu'il a pu souhaiter pendant le
cours d'une longue vie, c'a été de l'atteindre, et il l'a
atteint. Etait-ce dans ces deux personnages éminence
d'esprit, profonde capacité? était-ce les conjonctures?
La fortune enfin ne leur rit plus, elle se joue ailleurs,
et traite leur postérité comme leurs ancêtres.
La cause la plus immédiate de la ruine et de la
déroute des personnes des deux conditions de la robe
et de l'épée, est que l'état seul, et non le bien, règle
la dépense.
Si vous n'avez rien oublié pour votre fortune, quel
travail ! Si vous avez négligé la moindre chose, quel
repentir !
Giton a le teint frais, le visage plein et les joues
pendantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larges,
LES CARACTERES DE LA BRUYERE. I39
. _^___ >
l'estomnc haut, la démarche ferme et déhbérée ; il
parle avec confiance, il fait répéter celui qui l'entre-
tient, et fl ne goûte que médiocrement tout ce qu'il
lui dit ; il déploie un ample mouchoir et se mouche
avec grand bruit; il crache fort loin et il éternue fort
haut ; il dort le jour, il dort la nuit,et profondément;
il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la pro-
menade plus de place qu'un autre ; il tient le milieu
en se promenant avec ses égaux, il s'arrête et l'en
s'arrête, il continue de marcher et l'on marche, tous
se règlent sur lui ; il interrompt, il redresse ceux qui
ont la parole ; on ne l'interrompt pas, on l'écoute
aussi longtemps qu'il veut parler, on est de son avis,
on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, vous
le voj-ez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les
jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser
son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou
le relever ensuite et découvrir son front par fierté et
par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient,
présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux
sur les affaires du temps ; il se croit des talents et de
l'esprit. Il est riche.
Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps
sec et le visage maigre : il dort peu et d'un sommeil
fort léger ; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'es-
prit l'air d'un stupide.Il oublie de dire ce qu'il sait ou
de parler d'événements qui lui sont connus ; et s'il
le fait quelquefois, il s'en tire mal ; il croit peser à
ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froide-
ment, il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire ;
il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il
est de leur avis, il court, il vole pour leur rendre de
140 LES CARACTliXES DE LA BRUYÈRE.
petits services : il est complaisant, flatteur, empreisé;
il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois men-
teur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide : il
marche doucement et légèrement, il semble craindre
de fouler la terre : il marche les yeux baissés, et il
n'ose les lever sur ceux qui passent. Il n'est jamais du
nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir,
il se met derrière celui qui parle, recueille furtive-
ment ce qui se dit et il se retire si on le regarde. Il
n'occupe point de lieu, il ne tient point de place, il va
les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux
pour n'être point vu, il se replie et se renferme dans
son manteau. Il n'y a pas de rues ni de galeries,
si embarrassées et si remplies de monde, où il
ne trouve moyen de passer sans effort et de se
couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il
se met à peine sur le bord d'un siège, il parle bas dans
la conversation et il articule mal ; libre néanmoins
sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle,
médiocrement prévenu des ministres et du minis-
tère. Il n'ouvre la bouche que pour répondre ; il
tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache
presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éter-
nuer, ou si cela lui arrive, c'est à l'insu de la com-
pagnie, il n'en coûte à personne ni salut ni compli-
ment. Il est pauvre.
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. I4I
VII
DE LA. VILLE.
T 'on se donne à Paris, sans se parler, comme un
-'—'rendez-vous public, mais fort exact, tous les
soirs, au Cours (i) ou aux Tuileries, pour se regar-
der au visage et se désapprouver les uns les autres.
L'on ne peut se passer de ce même monde que l'on
n'aime point et dont on se moque. L'on s'attend au
passage réciproquement dans une promenade pu-
blique, l'on y passe en revue l'un devant l'autre :
carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe
aux yeux, tout est curieusement ou malignement
observé ; et, selon le plus ou le moins de l'équipage,
ou l'on respecte les personnes, ou on les dédaigne.
Dans ces deux lieux d'un concours général, où les
femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe
et pour recueillir le fruit de leur toilette, on ne se
promène pas avec une compagne par la nécessité de
la conversation ; on se joint ensemble pour se rassu-
rer sur le théâtre, s'apprivoiser avec le public et se
raffermir contre la critique. C'est là précisément
qu'on se parle sans se rien dire, ou plutôt qu'on parle
pour les passants, pour ceux mêmes en faveur de qui
l'on hausse sa voix ; l'on gesticule et l'on badine,
(l) Le cours la Reine, à peu près parallèle aux Champs
Elysées, au bord de la Seine.
142 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
l'on penche négligemment la tête, l'on passe et l'on
repasse.
La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont
comme autant de petites républiques qui ont leurs
lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire;
tant que cet assemblage est dans sa force et que
l'entêtement subsiste, l'on ne trouve rien de bien
dit ou de bien fait que ce qui part des siens, et
l'on est incapable de goûter ce qui vient d'ailleurs,
cela va jusqu'au mépris pour les gens qui ne sont pas
initiés dans leurs mystères. L'homme du monde
d'un meilleur esprit, que le hasard a porté au mi-
lieu d'eux, leur est étranger. Il se trouve là comme
dans un pays lointain, dont il ne connaît ni les
routes, ni la langue, ni les moeurs, ni la coutume ;
il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle à
l'oreille, éclate de rire et qui retombe ensuite dans
un morne silence ; il y perd son maintien, ne trouve
pas où placer un seul mot et n'a pas même de quoi
écouter. Il ne manque jamais là un mauvais plaisant
qui domine et qui est comme le héros de la société;
celui-ci s'est chargé de la joie des autres et fait tou-
jours rire avant que d'avoir parlé. Si quelquefois une
femme survient qui n'est point de leurs plaisirs, la
bande joyeuse ne peut comprendre qu'elle ne sache
point rire des choses qu'elle n'entend point et pa-
raisse insensible à des fadaises qu'ils n'entendent
eux-mêmes que parce qu'ils les ont faites ; ils ne lui
pardonnent ni son ton de voix, ni son silence, ni sa
taille", ni son visage, ni son habillement, ni son
entrée, ni la manière dont elle est sortie. Deux an-
nées cependant ne passent point sur une même cote-
LES CARACTÈRES DE LA BRUYERE. 145
rie. Il y a toujours dès la première année des semences
de division pour rompre dans celle qui doit suivre.
L'intérêt de la beauté, les incidents du jeu, l'extrava-
gance des repas qui, modestes au commencement,
dégénèrent bientôt en pyramides de viandes et en
banquets somptueux, dérangent la république, et lui
portent enfin le coup mortel : il n'est en fort peu de
temps non plus parlé decette nation que des mouches
de l'année passée.
Il y a dans la ville la grande et la petite robe ; et
la première se venge sur l'autre des dédains de la
cour et des petites humiliations qu'elle y essuie.
De savoir quelles sont leurs limites, où la grande
finit et où la petite commence, ce n'est pas une chose
facile. Il se trouve même un corps considérable qui
refuse d'être du second ordre et à qui l'on conteste le
premier (i) : Il ne se rend pas néanmoins, il cherche
au contraire, par la gravité et par la dépense, à s'éga-
ler à la magistrature. On ne lui cède qu'avec peine :
on l'entend dire que la noblesse de son emploi, l'in-
dépendance de sa profession, le talent de la parole et
le mérite personnel balancent au moins les sacs de
mille francs que le fils du partisan ou du banquier a
su payer pour son office.
Vous moquez-vous de rêver en carrosse, ou peut-
être de vous y reposer ? Vite, prenez votre livre ou
vos papiers, lisez, ne saluez qu'à peine ces gens qui
passent dans leur équipage ; ils vous en croiront plus
Dccupé, ils diront : « Cet homme est laborieux, infa-
tigable, il travaille jusque dans les rues, ou sur la
(l) Les avocats.
144 ÎES CARACTÈRES DÉ LA BRUYÈRE.
route ; » apprenez du moindre avocat qu'il faut pa-
raître accablé d'alTaires, froncer le sourcil et rêver à
rien très profondément; savoir à propos perdre le
boire et le manger; ne faire qu'apparaître dans sa
maison, s'évanouir et se perdre comme un fantôme
dans le sombre de son cabinet, se cacher au public,
éviter le théâtre, le laisser à ceux qui ne courent
aucun risque à s'y montrer, qui en ont à peine le
loisir, aux Gomons, aux Duhamels (i).
Il y a un certain nombre de jeunes magistrats que
les grands biens et les plaisirs ont associés à quel-
ques-uns de ceux qu'on nomme à la cour de petits
maîtres ; ils les imitent, ils se tiennent fort au-dessus
de la gravité de la robe, et se croient dispensés par
leur âge et par leur fortune d'être sages et modérés.
Ils prennent de la cour ce qu'elle a de pire, ils s'ap-
proprient la vanité, la mollesse, l'intempérance, le
libertinage, comme si tous ces vices leur étaient
dus ; et affectent ainsi un caractère éloigné de ceux
qu'ils ont à soutenir ; ils deviennent enfin, selon
leurs souhaits, des copies fidèles de très méchants
originaux.
Un homme de robe à la ville, et le même à la
cour, ce sont deux hommes. Revenu chez soi, il
reprend ses mœurs, sa taille et son visage qu'il y
avait laissés ; il n'est plus ni si embarrassé, ni si hon-
nête.
Les Crispins se cotisent et rassemblent dans leur
famille jusqu'à six chevaux pour allonger un équi-
page qui, avec un essaim de gens de livrée où ils
(i) Célèbres r.vocats du xviic sièc'.e. (E.)
LES CARACTERES DE LA BRUYERE. 14)
■ont fourni chacun leur part, les fait triomplier au
Cours ou à Vincennes, et aller de pair avec les nou-
velles mariées, avec Jason qui se ruine, et avec
Thrason qui veut se marier, et qui a consigné (i).
J'entends dire des Sannions, même nom, mêmes
armes, la branche aînée, la branche cadette, les
cadets de la seconde branche, ceux-là portent les
armes pleines, ceux-ci brisent d'un lambel et les
autres d'une bordure dentelée. Ils ont avec les Bour-
bons sur une même couleur, un même métal ; ils
portent comme eux deux et une : ce jie sont pas des
fleurs de lis, mais ils s'en consolent ; peut-être dans
leur cœur trouvent-ils leurs pièces aussi honorables,
et ils les ont communes avec de grands seigneurs
qui en sont contents. On les voit sur les litres et sur
les vitrages, sur la porte de leur château, sur le pi-
lier de leur haute-justice, où ils viennent de faire
pendre un homme qui méritait le bannissement ; elles
s'offrent aux yeux de toutes parts ; elles sont sur les
meubles et sur les serrures, elles sont semées sur les
carrosses ; leurs livrées ne déshonorent point leurs
armoiries. Je dirais volontiers aux Sannions : votre
folie est prématurée, attendez du moins que le siècle
s'achève sur votre race; ceux qui ont vu votre grand-
père, qui lui ont parlé, sont vieux, et ne sauraient
plus vivre longtemps ; qui pourra dire comme eux :
Là il étalait et vendait très cher ?
Les Sannions et les Crispins veulent encore davan-
tage que l'on dise d'eux qu'ils font une grande
(l) Déposé son argent au trésor pub'.ic pour une grande
charge (A.)
146 LES CARACTÈRES DE LA. BRUYÈRE.
dépense, qu'ils n'aiment à la faire ; ils font un rccif
long et ennuyeux d'une fête ou d'un repas qu'ils ont
donné ; ils disent l'argent qu'ils ont perdu au jeu et
plaignent fort haut celui qu'ils n'ont pas songé à
perdre. Ils parlent jargon e: mystère sur de certaines
femmes ; ils ont réciproquement cent choses plai-
santes à se conter ; ils ont fait depuis peu des décou-
vertes ; ils se passent les uns aux autres qu'ils sont
gens à belles aventures. L'un d'eux, qui s'est couché
tard à la campagne, et qui voudrait dormir, se lève
matin, chausse, des guêtres, endosse un habit de
toile, passe un cordon où pend le fourniment, renoue
ses cheveux, prend un fusil ; le voilà chasseur, s'il
tirait bien. Il revient de nuit mouillé et recru sans
avoir tué ; il retourne à la chasse le lendemain, et il
passe tout le jour à manquer des grives ou des per-
drix.
Un autre, avec quelques mauvais chiens, aurait
envie de dire ma meute ; il sait un rendez-vous de
chasse, il s'y trouve ; il est au laisser courre ; il entre
dans le fort, se mêle avec les piqueurs ; il a un cor.
Il ne dit pas comme Ménalippe : « ai-je du plaisir ? »
il croit en avoir ; il oubhe lois et procédure ; c'est
un Hippolyte. Ménandre qui le vit hier sur un procès
qui est en ses mains, ne reconnaîtrait pas aujourd'hui
son rapporteur. Le voyez-vous le lendemain à sa
chambre, où l'on va juger une cause grave et capi-
tale ; il se fait entourer de ses confrères ; il leur ra-
conte comme il n'a point perdu le cerf de meute,
comme il s'est étouffé de crier après les chiens qui
étaient en défaut ou après ceux des chasseurs qui
prenaient le change, qu'il a vu donner les six chiens.
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. IIJ
L'heure presse, il achève de leur parler des abois et
de la curée, et il court s'asseoir avec les autres pour
juger. .
Quel est l'égarement de certains particuliers qui,
riches du négoce de leurs pères, dont ils viennent de
recueillir la succession, se moulent sur les princes
pour leur garde-robe et pour leur équipage, excitent,
par une dépense excessive et par un faste ridicule,
les traits et la raillerie de toute une ville qu'ils
croient éblouir, et se ruinent ainsi à se faire moquer
de soi.
Quelques-uns n'ont pas même le triste avantage
de répandre leurs folies plus loin que le quartier où
ils habitent : c'est le seul théâtre de leur vanité.
L'on ne sait point dans l'ile (i) qu'André brille au
Alarais, et qu'il y dissipe son patrimoine. Du moins,
s'il était connu dans toute la ville et dans ses fau-
bourgs, il serait difficile qu'entre un si grand nombre
de citoyens qui ne savent pas tous juger sainement
de toutes choses, il ne s'en trouvât quelqu'un qui dirait
de lui : « Il est magnifique, » et qui tiendrait compte
des régals qu'il fai: à Xante et à Ariston, et des
fêtes qu'il donne à Elamire ; mais il se ruine obscu-
ément. Ce n'est qu'en faveur de deux ou trois per-
sonnes qui ne l'estiment point qu'il court à l'indi-
gence, et, qu'aujourd'hui en carrosse, il n'aura pas,
ians six mois, le moyen d'aller à pied.
Narcisse se lève le matin pour se coucher le soir ;
il a ses heures de toilette comme une femme ; il va
tous les jours fort régulièrement à la belle messe
(I) L'Ile Saint-Louis. (Ed.)
148 lES CARACIÈRES DE LA BRUYÈRE.
aux Feuillants ou raix Minimes. Il est homme d'ui>
bon commerce, et l'on compte sur lui au quartier
de*** pour un tiers ou pour un cinquitme à l'hombre
ou au reversis. Là, il tient le fauteuil quatre heures
de suite chez Aricie, où il risque chaque soir cinq
pistoles d'or. Il lit exactement la Gaiette de Hollande
et le Mercure galant. Il a lu Bergerac (i). Des Ma-
rets (2), Lesclache (3), les historiettes de Barbin et
quelques recueils de poésies. Il se promène avec des
femmes à la Plaine (4) ou au Cours, et il est d'une
ponctuahté religieuse sur les visites. Il fera demain ce
qu'il fait aujourd'hui et ce qu'il fit hier, et il meurt
ainsi après avoir vécu.
Voilà un homme, dites-vous, que j'ai vu quelque
part ; de savoir où, il est difficile, mais son visage
m'est familier. Ill'est à bien d'autres, et je vais, s'il
se peut, aider votre mémoire. Est-ce au boulevard
sur un strapontin, ou aux Tuileries, dans la grande
allée, ou dans le balcon à la comédie? Est-ce au ser-
mon, au bal, à Rambouillet (5)? Où pcurriez-vous ne
l'avoir point vu ? où il n'est point? S'il y a dans la place
de Grève une fameuse exécution ou un feu de joie, il
parait à une fenêtre de l'Hôtel de Ville ; si l'on attend
une magnifique entrée, il a sa place sur un échafaud ;
s'il se fait un carrousel, le voilà entré et placé sur
l'amphithéâtre ; si le roi reçoit des ambassadeurs, il
voit leur marche, il assiste à leur audience ; il est en
(i) Cyrano. (A.)
(2) Saint-Sorlin. (A.)
(3) Grammairien peu connu. (Ed.)
(4j La p'aine des Sablons. (Ed.)
(5) Jardin situé au faubourg Saint-Antoine,
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. I49
haie quand ils reviennent de leur audience. Sa pré-
sence est aussi essentielle aux serments des ligues
suisses que celle du chancelier et des ligues mêmes.
C'est son visage que l'on voit au.x almanachs repré-
senter le peuple ou l'assistance. Il y a une chasse
publique, une Saint-Hubert, le voilà à cheval ; on
parle d'un camp et d'une revue, il est à Houilles, il
est à Achères. Il aime les troupes, la milice, la
guerre, il la voit de près et jusques au fort de Ber-
nardi (i). Chamlay (2) sait les marches, Jacquier (sj
les vivres. Du Metz (4) l'artillerie. Celui-ci voit, il a
vieilli sous le harnais en voyant, il est spectateur de
profession ; il ne fait rien de ce qu'un homme doit
faire ; il ne sait rien de ce qu'il doit savoir ; mais il a
vu, dit-il, tout ce qu'on peut voir ; il n'aura point
regret de mourir : quelle perte alors pour toute la
ville ! Qui dira après lui : le Cours est fermé, on ne
s'y promène point ; le bourbier de Vincennes est des-
séché et relevé, on n'y versera plus. Qui annoncera
un cou(îert, un beau salut, un prestige de la foire ?
qui vous avertira que Beaumavielle (5) mourut hier,
que Rochois (6) est enrhumée et ne chantera de huit
jours? qui connaitra comme lui un bourgeois à ses
(i) Directeur d'un de ces établissements nommés Aca-
démies où la jeune noblesse s'exerçait à l'état militaire
(Ed.)
(2) Chamlay, maréchal de logis des armées du roi.
(3) Jacquier, secrétaire du roi, était préposé aux vivres.
(Ed.)
(4) Du Metz, lieutenant-général d'artillerie, tué le ler
juillet 1690 à la bataille de Fleunis. (Ed.)
(5) Basse-taille de l'Opéra. Œd.)
(6) Marthe La Rochois, célèbre cantatrice. (Ed.)
T. I. 9
1^0 ' lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
armes et à ses livrées? qui dira : Scapin porte des
fleurs de lis, et qui en sera plus édifié? qui prononcera
avec plus de vanité et d'emphase le nom d'une simple
bourgeoise? qui sera mieux fourni de vaudevilles(i)?
qui prêtera aux femmes les Annales galantes (2) et le
Journal amoureux? qui saura comme lui chanter à
table tout un dialogue de l'Opéra et les fureurs de
Roland (5) dans une ruelle? enfin, puisqu'il y a à la
ville comme ailleurs de fort sottes gens, des gens
fades, oisifs, désoccupés, qui pourra aussi parfaite-
ment leur convenir ?
Théramène était riche et avait du mérite ; il a
hérité, il est donc très riche et d'un très grand mérite;
voilà toutes les femmes en campagne pour l'avoir
pour galant et toutes les filles pour épouseur. Il va
de maisons en maisons faire espérer aux mères qu'il
épousera. Est-il assis, elles se retirent pour laisser
à leurs filles toute la liberté d'être aimables, et à
Thérnmène de faire ses déclarations. Il tient ici
contre le mortier (4), là il eflface le cavalier* ou le
gentilh mime. Un jeune homme fleuri, vif, enjoué,
spirituel, n'est pas souhaité plus ardemment ni
mieux reçu. On se l'arrache des mains, on a à
peine le loisir de sourire à qui se trouve avec lui
dans une même visite. Combien de galants va-t-il
mettre en déroute? quels bons partis ne fera-t-il
pas manquer ? Pourra-t-il suffire à tant d'héritières
(i) Chansons. (Ed.)
(2) De Mme de ViUedieu. (Ed.)
(3j Opéra de Quinault et de LuUi. (Ed.)
(4; .Signe distinctif des présidents de chambre au Parle-
ment. (Ed.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. I5I
qui le recherchent ? Ce n'est pas seulement la terreur
des maris, c'est l'épûuvantail de tous ceux qui ont
envie de l'être et qui attendent d'un mariage à rem-
plir le vide de leur consignation (i). On devrait
proscrire de tels personnages si heureux, sipécunieus,
d'une ville bien policée ; ou condamner le sexe, sous
peirxe de folie ou d'indignité, à ne les traiter pas
mieux que s'ils n'avaient que du mérite.
Paris, pour l'ordinaire le singe de la cour, ne sait
pas toujours la contrefaire ; il ne l'imite en aucune
manière dans ces deliors agréables et caressants que
quelques courtisans, et surtout les femmes y ont
naturellement pour un homme de mérite et qui n'a
même que du mérite ; elles ne s'informent ni de ses
contrats ni de ses ancêtres ; elles le trouvent à la^
cour, cela leur suffit : elles le souffrent, elles l'esti-
ment ; elles ne demandent pas s'il est venu en chaise
ou à pied, s'il a une charge, une terre ou un équi-
page. Comme elles regorgent de train, de splendeur
et de dignité, elles se délassent volontiers avec la
philosophie ou la vertu. Une femme de ville entend-
elle le bruissement d'un carrosse qui s'arrête à sa
perte, elle pétille de goût et de complaisance pour
quiconque est dedans sans le connaître : mais si elle
a vu de sa fenêtre un bel attelage, beaucoup de
livrées, et que plusieurs rangs de clous parfaitement
dorés l'aient éblouie, quelle impatience n'a-t-elle pas
de voir déjà dans sa chambre le cavalier ou le ma-
gistrat ? quelle charmante réception ne lui fera-
t-elle point ? ôtera-t-elle les yeux de dessus lui ? Il
ne perd rien auprès d'elle : on lui tient compte des
(i) C'est-à-dire une dot pour payer leur charge. (Ed.)
152 lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
doubles soupentes et des ressorts qui le font rouler
plus mollement ; elle l'en estime davantage, elle l'en
aime mieux.
Cette fatuité de quelques femmes de la ville, qui
cause en elles une mauvaise imitation de celles de la
cour, est quelque chose de pire que la grossièreté des
femmes du peuple et que la rusticité des villageois:
elle a sur toutes deux l'affectation de plus.
La subtile invention de faire de magnifiques pré-
sents de noces qui ne coûtent rien et qui doivent être
rendus en espèces ! L'utile et la louable pratique de
perdre en frais de noces le tiers de la dot qu'une
feriime apporte ! de commencer par s'appauvrir de
concert par l'amas et l'entassement de choses super-
flues, et de prendre déjà sur son fonds de quoi payer
Gaultier (i), les meubles et la toilette ! Le bel et le
judicieux usage que celui qui, préférant une sorte d'ef-
fronterie aux bienséances et à la pudeur, expose une
femme d'une seule nuit sur un lit comme sur un
tliéâtre, pour y faire pendant quelques jours un ridi-
cule personnage, et la livre en cet état à la curiosité
des gens de l'un et de l'autre sexe, qui, connus ou
inconnus, accourent de toute une ville à ce spectacle,
pendant qu'il dure ! Que manque-t-il à une telle cou-
tume pour être 'entièrement bizarre et incompréhen-
sible, que d'être lue dans quelque relation de Min-
grélie ?
Pénible coutume, asservissement incommode! se
chercher incessamment les uns les autres avec l'im-
patience de ne se point rencontrer, ne se rencontrer
que pour dire des riens, que pour s'apprendre récipro-
(i) Grand marchand d'étoffes précieuses. (Ed.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 153
quement des choses dent on est également instruit et
dont il importe peu que l'on soit instruit : n'entrer
dans une chambre précisément que pour en sortir ;
ne sortir de chez soi l'après-dinée que pour y rentrer
le soir, fort satisfait d'avoir vu en cinq heures trois
suisses, une femme que l'on connaît à peine et une
autre que l'on n'aime guère ! Qui considérerait bien le
prix du temps et combien sa perte est irréparable,
pleurerait amèrement sur de si grandes misères.
On s'élève à la ville dans une indifférence gros-
sière des choses rarales et champêtres ; on distingue
à peine la plante qui porte le chanvre d'avec celle qui
produit le lin, et le blé froment d'avec les seigles,
et l'un ou l'autre d'avec le méteil : on se contente de
se nourrir et de s'habiller. Ne parlez pas à un grand
nombre de bourgeois ni de guérets, ni de baliveaux,
ni de provins, ni de regains, si vous voulez être en-
tendu ; ces termes pour eux ne sont pas français :
parlez aux uns d'aunage, de tarif ou de sou pour
livre, et aux autres de voie d'appel, de requête
civile, d'appointement, d'évocation. Ils connaissent
le monde, et encore par ce qu'il a de moins beau et
de moins précieux ; ils ignorent la nature, ses com-
mencements, ses progrès, ses dons et ses largesses.
Leur ignorance souvent est volontaire et fondée sur
l'estime qu'ils ont pour leur profession et pour leurs
talents. Il n'y a si vil praticien qui, au fond de son
étude sombre et enfumée, et l'esprit occupé d'une plus
noire chicane, ne se préfère au laboureur qui jouit du
ciel, qui cultive la terre, qui sème à propos et qui
fait de riches moissons ; et s'il entend quelquefois
parler des premiers hommes ou des patriarches, de
154 UES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
leur vie champêtre et de leur économie, il s'étonne
qu'on ail pu vivre en tels temps, où il n'y avait en-
core ni offices, ni commissions, ni présidents, ni pro-
cureurs : il ne comprend pas qu'on ait jamais pu se
passer du greffe, du parquet et de la buvette.
Les empereurs n'ont jamais triomphé à Rome si
moUement, si commodément, ni si sûrement niCme,
contre le vent, la pluie, la poudre et le soleil, que le
bourgeois sait à Paris se faire mener par toute la
ville : quelle distance de cet usage à la mule de leurs
ancêtres ! Ils ne savaient point encore se priver du
nécessaire pour avoir le superflu, ni préférer le faste
aux choses utiles : on ne les voyait point s'éclairer
avec des bougies et se chauffer à un petit feu : la cire
était pour l'autel et pour le Louvre. Ils ne sortaient
point d'un mauvais diner pour monter dans leur
carrosse ; ils se persuadaient que l'homme avait des
jambes pour marcher, et ils marchaient. Ils se con-
servaient propres quand il faisait sec, et dans un temps
humide ils gâtaient leur chaussure, aussi peu embar-
rassés de franchir les rues et les carrefours, que le
chasseur de traverser un guéret, ou le soldat de se
mouiller dans une tranchée. On n'avait pas encore
imaginé d'atteler deux hommes à une litière ; il y
avait même plusieurs magistrats qui allaient à pied à
la chambre, ou aux enquêtes, daussi bonne grâce
qu'Auguste autrefois allait de son pied au Capitole.
L'étain, dans ce temps, brillait sur les tables et sur
les buffets, comme le fer et le cuivre dans les foyers;
l'argent et l'or étaient dans les coffres. Les femmes
se faisaient servir par des femmes ; on mettait celles-
ci jusqu'à la cuisine. Les beaux noms de gouverneurs
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. ISJ
€t de gouvernantes n'étaient pas inconnus à nos
pères ; ils savaient à qui l'on confiait les enfants des
rois et des plus grands princes ; mais ilspartagaientle
service de leurs domestiques avec leurs enfants; con-
tents de veiller eux-mêmes immédiatement à leur
éducation. Ils comptaient en toutes choses avec eux-
mêmes : leur dépense était proportionnée à leur
recette : leurs livrées,- leurs équipages, leurs meubles,
leur table, leurs maisons de la ville et de la cam-
pagne, tout était mesuré sur leurs rentes et sur leur
condition. Il y avait entre eux des distinctions exté-
rieures qui empêchaient qu'on ne prit la femme du
patricien pour celle du magistrat, et le roturier ou le
simple valet pour le gentilhomme. Moins appliqués
à dissiper ou à grossir leur patrimoine qu'à le main-
tenir, ils le laissaient entier à leurs héritiers, et pas-
saient ainsi d'une vie modérée à une mort tranquille.
Ils ne disaient point : « le siècle est. dur, la misère
grande, l'argent est rare ; » ils en avaient moins que
nous et en avaient assez ; plus riches par leur écono-
mie et par leur modestie, que de leurs revenus et de
leurs domaines. Enfin l'on était alors pénétré de cette
maxime, que ce qui est dans les grands ' splendeur,
somptuosité, magnificence, est dissipation, folie,
ineptie, dans le particulier.
156 lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
VIII
DE LA COUR.
T e reproche en un sens le plus honorable que l'on
-*— 'puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne
sait pas la cour: il n'y a sorte de vertus qu'on ne ras-
semble en lui par ce seul mot.
Un homme qui sait la cour,est maitre de son geste,
de ses yeux et de son visage, il est profond, impéné-
trable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses
ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions,
dément son cœur, parle, agit contre ses sentiments.
Tout ce grand raffinement n'est qu'un vice, que l'on
appelle fausseté, quelquefois aussi inutile au courtisan
pour sa fortuné, que la franchise, la sincérité et la
vertu.
Qui peut nommer de certaines couleurs chan-
geantes, et qui sont diverses selon les divers jours
dont on ICs regarde ? de même qui peut définir la
cour ?
Se dérober à la cour un seul moment, c'est y
renoncer ; le courtisan qui l'a vue le matin, la voit le
so'îr, pour la reconnaître le lendemain, ou afin que
lui-même y soit connu. L'on est petit à la cour, et
quelque vanité que l'on ait, on s'y trouve tel; mais
le mal est commun, et les grands mêmes y sont
petits.
La province est l'endroit d'où la cour, comme dans
LES CARACTÈRES r>E LA BRUYÈRE. I57
son point de vue, parait une chose admirable : si l'on
s'en approche, ses agréments diminuent comme ceux
d'une perspective que l'on voit de trop près.
L'op. s'accoutume difficilement à une vie qui se
nasse dans une antichambre, dans des cours ou sur
l'escalier.
La cour ne rend pas content, elle empêche qu'on
ne le soit ailleurs.
Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la cour :
il découvre en y eqtrant, comme un nouveau monde
qui lui était inconnu, où il voit régner également le
vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et
le mauvais.
La cour est comme un édifice bâti de marbre ; je
veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs,
mais fort polis.
L'on va quelquefois à la cour pour en revenir, et
se faire par là respecter du noble de sa province, ou
de son diocésain.
Le brodeur et le confiseur seraient superflus et ne
feraient qu'une montre inutile si l'on était modeste et
sobre ; les cours seraient désertes, et les rois presque
seuls, si l'on était guéri de la vanité et de l'intérêt.
Les hommes veulent être esclaves quelque part et
puiser U de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on
hvre en gros aux premiers de la cour l'air de hauteur,
de fierté et de commandement, afin qu'ils le distri-
buent en détail dans les provinces : ils font précisé-
ment comme on leur fait, vrais singes de la royauté.
Il n'y a rien qui enlaidisse certains courtisans
comme la présence du prince : à peine les puis-je
reconnaître à leurs visages ; leurs traits sont altérés,
158 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
et leur connaissance est avilie. Les gens fiers et
superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du
leur : celui qui est honncte et modeste s'y soutient
mieux ; il n'a rien à réformer,
L'air de cour est contagieux, il se prend à Ver-
sailles, comme l'accent normand à Rouen ou à Fa-
laise : on l'entrevoit en des fourriers, en de petits
contrôleurs et en des chefs de fruiterie : l'on peut
avec une portée d'esprit fort médiocre y faire Ji •
grands progrès. Un homme d'un ^énie élevé et d"u!i
mérite solide ne fait pas assez de cas de cette espcjc
de talent pour faire son capital de l'étudier et de se le
rendre propre : il l'acquiert sans réflexion, et il ne
pense point à s'en défaire.
N... arrive avec grand bruit, il écarte le monde, se
fait faire place, il gratte, il heurte presque, il se
nomme : on respire, et il n'entre qu'avec la foule.
Il y a dans les cours des apparitions de gens aven-
turiers et hardis, d'un caractère libre et familier, qui
se produisent eux-mêmes, protestent qu'ils ont dans
leur art toute l'habileté qui manque aux autres, et qui
sont crus sur leur parole. Ils profitent cependant de
l'erreur publique, ou de l'amour qu'ont les hommes
pour la nouveauté : ils percent la foule, et par-
viennent jusqu'à l'oreille du prince, à qui le courtisan
les voit parler, pendant qu'il se trouve heureux d'en
être vu. Ils ont cela de commode pour les grands,
qu'ils en sont soufferts sans conséquence et congé-
diés de même : alors ils disparaissent tout à la fois
riches et décrédités, et le monde qu'ils viennent de
tromper est encore prêt à être trompé par d'autres.
Vous voyez des gens qui entrent sans saluer que
LES CARACTERES DE LA BRUYÈRE. 1)9
légèrement, qui marchent des épaules et qui se ren-
gorgent comme une femme : ils vous interrogent
sans vous regarder ; ils parlent d'un ton élevé et qui
marque qu'ils se sentent au-dessus de ceux qui se
trouvent présents. Ils s'arrêtent et on les entoure ; ils
ont la parole, président au cercle et persistent dans
cette hauteur ridicule et contrefaite, jusqu'à ce qu'il
survienne un grand, qui, la faisant tomber tout d'un
coup par sa présence, les réduise à leur naturel, qui
est moins mauvais.
Les cours ne sauraient se passer d'une certaine
espèce de courtisans, hommes flatteurs, complaisants,
insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent
les plaisirs, étudient les faibles, et flattent toutes les
passions. Ils font les modes, rafl&nent sur le luxe
et sur la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts
moyens de consommer de grandes sommes en ha-
bits, en meubles et eu équipages ; ils ont eux-mêmes
des habits où brillent l'invention et la richesse, er ils
n'habitent d'anciens palais qu'après les avoir renou-
velés et embellis. Ils maûgent délicatement et avec
réflexion ; il n'y a sorte de volupté qu'ils n'essaj'ent
et dont ils ne puissent rendre compte. Ils doivent à
eux-mêmes leur fortune, et ils la soutiennent avec la
même adresse qu'ils l'ont élevée. Dédaigneux et fiers,
ils n'abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent
plus ; ils parlent où tous les autres se taisent ; en-
trent, pénètrent en des endroits et à des heures où les
grands n'osent se faire voir : ceux-ci, avec de longs
services, bien des plaies sur le corps, de beaux em-
plois ou de grandes dignités, ne montrent pas un
visage si assuré ni une contenance si libre. Ces gens
l60 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
ont l'oreille des plus grands princes, sont de tous
leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes, ne sortent pas
du Louvre ou du Château (i), où ils marchent et
agissent comme chez eux et dans leur domestique,
semblent se multiplier en mille endroits, et sont tou-
jours les premiers visages qui frappent les nouveaux
venus à une cour. Ils embrassent, ils sont embrassés :
ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des
contes : personnes commodes, agréables, riches, qui
prêtent et qui sont sans conséquence.
Ne croirait-on pas de Cimon et de Clitandre,
qu'ils sont seuls chargés des détails de tout l'Etat, et
que seuls aussi ils en doivent répondre ? l'un a du
moins les affaires de terre, et l'autre les maritimes.
Qui pourrait les représenter exprimerait l'empresse-
ment, l'inquiétude, la curiosité, l'activité, saurait
peindre le mouvement. On ne les a jamais vus assis,
jamais fixes et arrêtés ; qui même les a vus marcher ?
On les voit courir, parler en courant, et vous inter-
roger sans attendre de réponse. Ils ne viennent
d'aucun endroit, ils ne vont nulle part ; ils passent
et ils repassent. Ne les retardez pas dans leur course
précipitée, vous démonteriez leur machine ; ne leur
faites pas de questions, ou donnez-leur du moins le
temps de respirer et de se ressouvenir qu'ils n'ont
nulle affaire, qu'ils peuvent demeurer avec vous et
longtemps, vous suivre même où il vous plaira de les
emmener. Ils ne sont pas les satellites de Jupiter, je veux
dire ceux qui pressent et qui entourent le prince ;
mais ils l'annoncent et le précèdent ; ils se lancent
(l) De Versailles. (Éd.)
lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. l6l
impétueusement dans la foule des courtisans, tout ce
qui se trouve sur leur passage est en péril. Leur pro-
fession est d'être vus et reviis : et ils ne se couchent
jamais sans s'être acquittés d'un emploi si sérieux et
si utile à la république. Ils sont au reste instruits à
fond de toutes les nouvelles indifterentes, et ils savent
à la cour tout ce que l'on peut y ignorer ; il ne leur
manque aucun des talents nécessaires pour s'avancer
médiocrement. Gens néanmoins éveillés et alertes
sur tout ce qu'ils croient leur convenir, un peu entre-
prenants, légers et précipités, le dirai-je ? ils portent
au vent (i), attelés tous deux au char de la fortune,
et tous deux fort éloignés de s'y voir assis.
Un homme de la cour qui n'a pas un assez beau
nom doit l'ensevelir sous un meilleiïr ; mais s'il l'a
tel çiu'il ose le porter, il doit alors insinuer qu'il est
de tous les noms le plus illustre, comme sa maison
de toutes les maisons la plus ancienne : il doit tenir
aux princes lorrains, aux Rohan; aux Foix, aux Châ-
tillon, aux Montmorency, et, s'il se peut, aux princes
du sang ; ne parler que de ducs, de cardinaux et de
ministres ; faire entrer dans toutes les conversations
ses aïeux paternels et maternels, et y trouver place
pour l'oriflamme et pour les croisades ; avoir des
salles parées d'arbres généalogiques, d'écussons char-
gés de seize quartiers et de tableaux de ses ancêtres
et des alliés de ses ancêtres ; se piquer d'avoir un
ancien château à tourelles, à créneaux et à mâchi-
coulis ; dire en toute rencontre : ma race, ma bran-
che, mon nom et mes armes ; dire de celui-ci, qu'il
(i) Locution empruntée à la science de l'équitation.
(Éd.)
102 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
n'est pas homme de qualité ; de celle-là, qu'elle n'est
pas demoiselle (i) ; ou si on lui dit qu'Hyacinthe a
eu le gros lot, demander s'il est gentilhomme. Quel-
ques-uns riront de ces contre-temps, mais il les
laissera rire ; d'autres en feront des contes, et il leur
permettra de conter : il dira toujours qu'il marche
après la maison régnante, et à force de le dire, il
sera cru.
C'est une grande simplicité que d'apporter à la
cour la moindre roture, et de n'y être pas gentil-
homme.
L'on se couche à la cour et l'on se lève sur l'in-
térêt ; c'est ce que l'on digère le matin et le soir, lé
jour et la nuit ; c'est ce qui fait que l'on pense, que
l'on parle, que l'on se tait, que l'on agit ; c'est dans
cet esprit qu'on aborde les uns et qu'on néglige les
autres, que l'on monte et que l'on descend ; c'est sur
cette règle que l'on mesure ses soins, ses complai-
sances, son estime, son indifférence, son mépris.
Quelques pas que quelques-uns fassent par vertu '
vers la modération et la sagesse, un premier mobile
d'ambition les emmène avec les plus avares, les plus
violents dans leurs désirs, et les plus ambitieux ; quel
mo3'en de demeurer immobile où tout marche, où 1
tout se remue, et de ne pas courir où les autres S
courent? On croit même être responsable à soi- ;
même de son élévation et de sa fortune ; celui qui »
ne l'a point faite à la cour est censé ne l'avoir pas dû ;■
faire ; on n'en appelle pas. Cependant s'en éloignera
t-cn avant d'en avoir tiré le moindre fruit, ou pcr
(i) Née de parents nobles. (Éd.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 165
sistera-t-on à y demeurer sans grâces et sans récom-
penses ? question si épineuse, si embarrassée, et
d'une si pénible décision, qu'un nombre infini de
courtisans vieillissent sur le oui et sur le non, et
meurent dans le doute.
Il n'y a rien à la cour de si méprisable et de si
indigne qu'un homme qui ne peut contribuer en
rien à notre fortune ; je m'étonne qu'il ose se mon-
trer.
Celui qui voit loin derrière soi un homme de son
temps et de sa condition, avec qui il est venu à la
cour la première fois, s'il croit avoir une raison
solide d'être prévenu de son propre mérite, et de s'es-
timer davajitage que cet autre qui est demeuré en
chemin, ne se souvient plus de ce qu'avant sa faveur
il pensait de soi-même et de ceux qui l'avaient
devancé.
C'est beaucoup tirer de notre ami si, ayant monté
à une grande faveur, il est encore un homme de notre
connaissance.
Si celui qui est en faveur ose s'en prévaloir avant
qu'elle lui échappe, s'il se sert d'un bon vent qui
souffle pour faire son chemin, s'il a les yeux ouverts
sur tout ce qui vaque : poste, abbaye, pour les de-
mander et les obtenir, et qu'il soit muni de pensions,
de brevets et de survivances, vous lui reprochez son
avidité et son ambition ; vous dites que tout le tente,
que tout lui est propre, aux siens, à ses créatures, et
que par le nombre et la diversité des grâces dont il
se trouve comblé, lui seul a fait plusieurs fortunes.
Cependant qu'a-t-il dû faire ? Si j'en juge moins par
vos discours que par le parti que vons auriez pris
164 LHS CAKACTHKKS DE I.A BRUYÈRE.
vous-mcme en pareille situation, c'est précisément
ce ou'il a fait.
L'on blâme les gens qui font une grande fortune
pendant qu'ils en ont les occasions, parce que l'on
désespère, par la médiocrité de la sienne, d'être
jamais en état de faire comme eux, et de s'attirer ce
reproche. Si l'on était à portée de leur succéder, l'on
commencerait à sentir qu'ils ont moins de tort, et
l'on serait plus retenu, de peur de prononcer
d'avance sa condamnation.
Il ne faut rien exagérer, ni dire des cours le mal
qui n'y est point ; l'on n'y attente rien de pis contre
le vrai mérite, que de le laisser quelquefois sans
récompense ; on ne l'y méprise pas toujours, quand
on a pu une fois le discerner ; on l'oublie et c'est là
où l'on sait parfaitement ne faire rien, ou faire très
peu de chose pour ceux que l'on estime beaucoup.
Il est difficile à la cour que de toutes les pièces
que l'on emploie à l'édifice de sa fortune il n'y en
ait quelqu'une qui porte à faux : l'un de mes amis
qui a promis de parler ne parle point, l'autre parle
mollement : il échappe à un troisième de parler
contre mes intérêts et contre ses intentions : à celui-
là manque la bonne volonté, à celui-ci l'habileté et
la prudence : tous n'ont pas assez de plaisir à me voir
heureux pour contribuer de tout leur pouvoir à me
rendre tel. Chacun se souvient assez de tout ce que
son établissement lui a coûté à faire, ainsi que des
secours qui lui en ont frayé le chemin : on serait
même assez porté à justifier les services qu'on a
reçus des uns par ceux qu'en de pareils besoins on
rendrait aux autres, si le premier et l'unique soin
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 165
qu'on a après sa fortune faite n'était pas de songer
à soi.
Les courtisans n'emploient pas ce qu'ils ont d'es-
prit, d'adresse et de finesse pour trouver les expé-
dients d'obliger ceux de leurs amis qui implorent leur
secours, mais seulement pour leur trouver des rai- .
sons apparentes, de spécieux prétextes, ou ce qu'ils
appellent une impossibilité de le pouvoir faire ; et ils
se persuadent d'être quittes par là en leur endroit
de tous les devoirs de l'amitié ou de la reconnais-
sance.
Personne à la cour ne veut entamer ; on s'offre
i'appuyer, parce que, jugeant des autres par soi-
■nême, on espère que nul n'entamera, et qu'on sera
linsi dispensé d'appuyer : c'est une manière douce et
3olie de refuser son crédit, ses offices et sa médiation
i qui en a besoin.
Combien de gens vous étouffent de caresses dans
e particulier, vous aiment et vous estiment, qui
lont embarrassés de vous dans le public, et qui au
ever ou à la messe évitent vos yeux et votre ren-
:ontre ! Il n'y a qu'un petit nombre de courtisans
jui, par grandeur, ou par une confiance qu'ils ont
l'eux-mêmes, osent honorer devant le monde le
nérite qui est seul et dénué de grands établisse-
nents.
Je vois un homme entouré et suivi, mais il est en
)lace : j'en vois un autre que tout le monde aborde,
nais il est en faveur : celui-ci est embrassé et ca-
essé, même des grands ; mais il est riche : celui-là
:st regardé de tous avec curiosité, on le montre du
loigt, mais il est savant et éloquent : j'en découvre
l66 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
un que personne n'oublie de saluer, mais il est mé-
chant ; je veux un homme qui soit bon, qui ne soit
rien davantage, et qui soit recherché.
Vient-on de placer quelqu'un dans un nouveau
poste, c'est un débordement de louanges en sa fa-
veur qui inonde les cours et la chapelle, qui gagne
l'escalier, les salles, la galerie, tout l'apparte-
ment (i) ; on en a au-dessus des yeux, on n'y tient
pas. Il n'y a pas deux voix différentes sur ce person-
nage ; l'envie, la jalousie parlent comme l'adula-
tion ; tous se laissent entraîner au torrent qui les
emporte, qui les force de dire d'un homme ce qu'ils
en pensent ou ce qu'ils n'en pensent pas, comme de
louer souvent celui qu'ils ne connaissent point.
L'homme d'esprit, de mérite ou de valeur devient en
un instant un génie du premier ordre, un héros, un
demi-dieu. Il est si prodigieusement flatté dans toutes
les peintures que l'on fait de lui, qu'il parait difforme
près de ses portraits ; il lui est impossible d'arriver
jamais jusqu'où la bassesse et la complaisance vien-
nent de le porter ; il rougit de sa propre réputation.
Commence-t-il à chanceler dans ce poste où on
l'avait mis, tout le monde passe facilement à un
autre avis ; en est-il entièrement déchu, les machines
qui l'avaient guindé si haut par l'applaudissement et
les éloges, sont encore toutes dressées pour le faire
tomber dans le dernier mépris ; je veux dire qu'il n'y
en a point qui le dédaignent mieux, qui le blâment
plus aigrement et qui en disent plus de mal, que ceux
qui s'étaient comme dévoués à la fureur d'en dire .
du bien.
(i) Il s'agit toujours du palais de Versailles. (Ed.)
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 167
Je crois pouvoir dire d'un poste éminent et délicat,
qu'on y monte plus aisément qu'on ne s'y conserve.
L'on voit des hommes tomber d'une haute fortune
par les mcmes défauts qui les y avaient fait monter.
Il y a dans les cours deux manières de ce que l'on
appelle congédier son monde ou se défaire des gens,
se fâcher contre eux ou faire si bien qu'ils se fâchent
contre vous et s'en dégoûtent. L'on dit à la cour du
bien de quelqu'un pour deux raisons : la première
afin qu'il apprenne que nous disons du bien de lui ;
la seconde afin qu'il en dise de nous. Il est aussi
dangereux à la cour de faire les avances, qu'il est
embarrassant de ne les point faire.
Il y a des gens à qu ne connaître point le nom
et le visage d'un homme, est un titre pour en rire et
le mépriser. Ils demandent qui est cet homme ; ce
n'est ni Rousseau (i), ni un Fabry (2), ni la Cou-
ture (3) ; ils ne pourraient le méconnaître.
L'on me dit tant déniai de cet homme, et j'y en
vois si peu, que je commence à soupçonner qu'il
nait un mérite importun qui éteigne celui des
autres.
Vous êtes homme de bien, vous ne songez ni à
plaire ni à déplaire aux favoris, uniquement attaché
à votre maître et à votre devoir : vous êtes
perdu.
On n'est point effronté par choix, mais par com-
plexion ; c'est un vice de l'être, mais naturel. Celui
qui n'est pas né tel est modeste, et ne passe pas aisé-
(i) Un cabaretier. (Ed.)
(2) Un criminel. (Ed.)
(3) Fou de cour. (Ed.)
l68 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
ment de cette extrémité à l'autre ; c'est une leçon
assez inutile que de lui dire : soyez effronté et vous-
réussirez ; une mauvaise imitation ne lui profiterait
pas, et le ferait échouer. Il ne faut rien de moins
dans les cours qu'une vraie et naïve impudence pour
réussir.
On cherche, on s'empresse, on brigue, on se tour-
mente, on demande, on est refusé, on demande et on
obtient, mais, dit-on, sans l'avoir demandé, et dans
le temps que l'on n'y pensait pas, et que l'on son-
geait même à tout autre chose : vieux style, men-
terie innocente, et qui ne trompe personne.
On fait sa brigue pour parvenir à un grand poste,
on prépare toutes ses machines, toutes les mesures
sont bien prises, et l'on doit être servi selon ses sou-
haits : les uns doivent entamer, les autres appuyer :
l'amorce est déjà conduite et la mine prête à jouer :
alors on s'éloigne de la cour. Qui oserait soupçonner
d'Arlemon qu'il ait pensé à se mettre dans une si belle
place, lorsqu'on le tire de sa terre ou de son gou-
vernement pour l'y faire asseoir ? Artifice grossier,
finesses usées, et dont le courtisan s'est servi tant
de fois, que si je voulais donner le change à tout le
public, et lui dérober mon ambition, je me trouve-
rais sous l'œil et sous la main du prince, pour rece-
voir de lui la grâce que j'aurais recherchée avec le
plus d'emportement.
Les hommes ne veulent pas que l'on découvre les
vues qu'ils ont sur leur fortune, ni que l'on pénètre
qu'ils pensent à une telle dignité, parce que s'ils ne
l'obtiennent point, il y a de la honte, se persuadent-
ils, à être refusés ; et s'ils y parviennent, il y a plus
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 169
de gloire pour eux d'en être crus dignes par celui
qui la leur accorde, que de s'en juger dignes eux-
mêmes par leurs brigues et par leurs cabales : ils se
trouvent parés tout à la fois de leur dignité et de leur
modestie.
Quelle plus grande honte y a-t-il d'être refusé d'un
poste que l'on mérite, ou d'y être placé sans le méri-
ter ? Quelques grandes difficultés qu'il y ait à se pla-
cer à la cour, il est encore plus âpre et plus difficile
de se rendre digne d'être placé. Il coûte moins à faire
dire de soi : pourquoi a-t-il obtenu ce poste? qu'à faire
demander : pourquoi ne l'a-t-il pas obtenu ? L'on se
présente encore pour les charges de ville, l'on postule
une place dans l'Académie française ; l'on deman-
dait le consulat : quelle moindre raison y aurait-il
de travailler les premières années de sa vie à se
rendre capable d'un grand emploi, et de demander
ensuite sans nul mystère et sans nulle intrigue, mais
ouvertement et avec confiance, d'y servir sa patrie,
son prince, la république.
Je ne vois aucun courtisan à qui le prince vienne
d'accorder un bon gouvernement, une place éminente,
ou une forte pension, qui n'assure par vanité, ou
pour marquer son désintéressement, qu'il est bien
moins content du don que de la manière dont il lui a
été fait : ce qu'il y a en cela de sûr et d'indubitable,
c'est qu'il le dit ainsi.
C'est rusticité que de donner de mauvaise grâce :
le plus fort et le plus pénible est de donner, que
coûte-t-il d'y ajouter un sourire ?
Il faut avouer néanmoins qu'il s'est trouvé des
hommes qui refusaient plus honnêtement que d'autres
lyo LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
ne savaient donner ; qu'on a dit de quelques-uns
qu'ils se faisaient si longtemps prier, qu'ils donnaient
si sèchement, et chargeaient une grâce qu'on_ leur
arrachait de conditions si désagréables, qu'une plus
grande grâce était d'obtenir d'eux d'être dispensé de
rien recevoir.
L'on remarque dans les cours des hommes avides
qui se revêtent de toutes les conditions pour en avoir
les avantages : gouvernement, charge, bénéfice, tout
leur convient : ils se sont si bien ajustés, que par
leur état ils deviennent capables de toutes les
grâces ; ils sont amphibies, ils vivent de l'église et de
l'épée, et auront le secret d'y joindre la robe. Si vous
demandez: que 'font ces gens à la cour ? ils reçoi-
vent, et envient tous ceux à qui l'on donne.
Mille gens à la cour y traînent leur vie à embras-
ser, serrer et congratuler ceux qui reçoivent, jusqu'à
ce qu'ils y meurent sans rien avoir.
Ménophile emprunte ses mœurs d'une profession,
et d'une autre son habit : il masque toute l'année,
quoiqu'à visage découvert ; il parait à la cour, à la
ville, ailleurs, toujours sous un certain nom et sous
le même déguisement. On le reconnaît, et on sait
quel il est à son visage.
Il y a, pour arriver aux dignités, ce qu'on appelle
la grande voie ouïe chemin détourné ou de traverse,
qui est le plus court.
L'on court après les malheureux pour les envisa-
ger ; l'on se range en haie, ou l'on se place aux
fenêtres pour observer les traits et la contenance d'un
homme qui est condamné et qui- sait qu'il va mourir :
vaine, maUgne, inhumaine curiosité ! Si les hommes
l'es caractères de ^a bruyère.
étaient sages, la place publique serait abandonnée,
et il serait établi qu'il y aurait de l'ignominie seule-
ment à voir de tels spectacles. Si vous êtes si touchés
' • curiosité, exercez-la du moins en un sujet noble :
yez un heureux, contemplez-le dans le jour même
où il a été nommé à un nouveau poste, et qu'il en
reçoit les compliments : lisez dans ses yeux et au
travers d'un calme étudié et d'une feinte modestie
combien il est content et pénétré de soi-même :
voyez quelle sérénité cet accomplissement de ses
désirs répand dans son cœur et sur son visage ;
comme il ne songe plus qu'à vivre et à avoir de la
santé ; comme ensuite sa joie lui échappe et ne peut
plus se dissimuler ; comme il plie sous le poids de
son bonheur ; quel air froid et sérieux il conserve
pour ceux qui ne sont plus ses égaux ; il ne leur
répond pas, il ne les voit pas : les embrassements et
les caresses des grands qu'il ne voit plus de si loin,
achèvent de lui nuire ; il se déconcerte, il s'étourdit,
c'est une courte aliénation. Vous voulez être heu-
reux, vous désirez des grâces, que de choses pour
vous à éviter !
Un homme qui vient d'être placé ne se sert plus
de sa raison et de son esprit pour régler sa conduite
et ses dehors à l'égard des autres. Il emprunte sa
règle de son poste et de son état ; de là l'oubli, la
fierté, l'arrogance, la dureté, l'ingratitude.
Théonas, abbé depuis trente ans, se lassait de
^ l'étiré. On a moins d'ardeur et d'impatience de se
voir habillé de pourpre, qu'il n'en avait de porter
une croix d'or sur sa poitrine. Et parce que les
grandes fêtes se passaient toujours sans rien changer
LES CARACTÈRES DE I.A BRUYÈRE.
à sa fortune, il murmurait contre le temps présent,
trouvait l'État mal gouverné et n'en prédisait rien
que de sinistre. Convenant en son cœur que le mé-
rite est dangereux dans les cours à qui veut s'avan-
cer ; il avait enfin pris son parti et renoncé à la pré-
iature, lorsque quelqu'un accourt lui dire qu'il est
nommé à un évtché. Rempli de joie et de confiance
sur une nouvelle si peu attendue, vous verrez, dic-il,
que je n'en demeurerai pas là, et qu'ils me feroat
archevêque.
Il faut des fripons à la cour auprès des grands et
des ministres, même les mieux intentionnés ; mais
l'usage en est délicat, et il faut savoir les mettre en
œuvre. Il -y a des temps et des occasions où ils ne
peuvent être suppléés par d'autres. Honneur, vertu,
conscience, qualités toujours respectables, souvent
inutiles. Que voulez-vous quelquefois que l'on fasse
d'un homme de bien ?
Un vieil auteur, et dont j'ose rapporter ici les
propres termes, de peur d'en affaiblir le sens par ma
traduction, dit que « seslongner des petits, voire de
ses pareils, eticeulx vilainer et despriser, s'accointer
de grands et puissans en tous biens et chevances, et
en cette leur cointise et privauté estre de tous esbats,
gabs, mommeries et vilaines besoignes ; estre
eshonté, safTrannier et sans point de vergogne ;
endurer brocards et gausseries de tous chacuns, sans
pour ce feindre de cheminer en avant, et à tout son
entregent, engendre heur et fortune. »
Jeunesse du prince, source des belles fortunes.
Timante, toujours le même, et sans rien perdre
de ce mérite qui lui a attiré la première fois de la
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 17?
•réputation et des récompenses, ne laissait pas de
dégénérer dans l'esprit des courtisans. Ils étaient las
de l'estimer ; ils le saluaient froidement, ils ne lui
souriaient plus ; ils commençaient à ne le plus
joindre, ils ne l'embrassaient plus, ils ne le tiraient
plus à l'écart pour lui parler mystérieusement d'une
chose indifférente, ils n'avaient plus rien à lui dire.
Il lui fallait cette pension ou ce nouveau poste dont
il vient d'être honoré, pour faire revivre ses vertus
à demi effacées de leur mémoire, et en rafraîchir
l'idée. Ils lui font comme dans les commencements,
et encore mieux.
Que d'amis, que de parents naissent en une nuit
au nouveau ministre ! Les uns font valoir leurs
anciennes liaisons, leur société d'études, les droits
du voisinage. Les autres feuillettent leur généalogie,
remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté
paternel et le maternel ; l'on veut tenir à cet homme
par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour
que l'on y tient ; on l'imprimerait volontiers :
« C'est mon ami, et je suis fort aise de son élé-
vation ; j'y dois prendre part, il m'est assez
proche. »
Hommes vains et dévoués à la fortune, fades
courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours? Est-il
devenu depuis ce temps plus homme de bien, plus
digne du choix que le prince en vient de faire.
Attendiez-vous cette circonstance pour le mieux con-
naître ?
Ce qui me soutient et me rassure contre les petits
dédains que j'essuie quelquefois des grands et de mes
égaux, c'est que je me dis à moi-même : Ces gens
T. I. 10
174 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
n'en veulent peut-être qu'à ma fortune, et ils ont
raison, elle est bien petite. Ils m'adoreraient sans
doute si j'étais ministre.
Dois-je bientôt être en place, le sait-il, est-ce en
lui un pressentiment ? il me prévient, il me salue.
Celui qui dit : « Je dinai hier à Tibur, ou j'y soupe
ce soir, » qui le répète, qui fait entrer dix fois le
nom de Plancus dans les moindres conversations,
qui dit : « Plancus me demandait... je disais à Plan-
cus... » Celui-là même apprend dans ce moment
que son héros vient d'être enlevé par une mort
extraordinaire. Il part de la maison, il rassemble le
public dans les places ou sous les portiques, accuse
le mort, décrie sa conduite, dénigre son consulat,
lui ôte jusqu'à la science des dé^'ails que la voix
pubUque lui accorde, ne lui passe point une mémoire
heureuse, lui refuse l'éloge d'un homme sévère et
laborieux, ne lui fait pas l'honneur de lui croire
parmi les ennemis de l'empire un ennemi.
Un homme de mérite se donne, je crois, un joli
spectacle lorsque la même place à une assemblée ou
à un spectacle, dont il est refusé, il la voit accorder
à un homme qui n'a point d'yeux pour voir, ni
d'oreilles pour entendre, ni d'esprit pour connaître
et pour juger, qui n'est recom:nandable que par de
certaines livrées, que même il ne porte plus.
Théodote, avec un habit austère, a un visage
comique et d'un homme qui entre sur la scène ; sa
voix, sa démarche, son geste, son attitude accom-
pagnent son visage ; il est fin, cauteleux, doucereux,
mystérieux ; il s'approche de vous, et il vous dit à
. l'oreille : voilà un beau temps, voilà un grand
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 175
dégel. S'il n'a pas les grandes manières, il a du
moins toutes les petites, et celles même qui ne con-
viennent guère qu'à une jeune précieuse. Imaginez-
vous l'application d'un enfant à élever un château
de carte ou à se saisir d'un papillon, c'est celle de
Théodote pour une affaire de rien, et qui ne mérite
pas qu'on se remue ; il la traite sérieusement et
comme quelque chose qui est capital ; il agit, il
s'empresse, il la fait réussir ; le voilà qui respire et
qui se repose, et il a raison, elle lui a coûté beaucoup
de peine. L'on voit des gens enivrés, ensorcelés de
la faveur ; ils y pensent le jour, ils y rêvent la nuit;
ils montent l'escalier d'un ministre et ils en des-
cendent ; ils sortent de son antichambre et ils y
rentrent ; ils n'ont rien à lui dire et ils lui parlent ;
ils lui parlent une seconde fois, les voilà contents,
ils lui ont parlé. Pressez-les, tordez-les, ils dégout-
tent l'orgueil, l'arrogance, la présomption ; vous
leur adressez la parole, ils ne vous répondent point,
ils ne vous connaissent point ; ils ont les yeux
égarés et l'esprit aliéné ; c'est à leurs parents à en
prendre soin et à les renfermer, de peur que leur
folie ne devienne fureur, et que le monde n'en
souffire. Tliéodote a une plus douce manie, il aime
la faveur éperdument, mais sa passion a moins
d'éclat ; il lui fait des vœux en secret, il la cultive,
il la sert mystérieusement ; il est au guet et à la dé-
couverte sur tout ce qui parait de nouveau avec les
livrées de la faveur ; ont-ils une prétention, il s'offre
à eux, il s'intrigue pour eux, il leur sacrifie sourde-
ment mérite, alliance, amitié, engagement, recon-
naissance. Si la place d'un Cassini devenait vacante,
lyô LES CARACTÈRES DE tA BRUYÈRE.
et que le suisse ou le postillon du favori s'avisât de
la demander, il appuierait sa demande, il le jugerait
digne de cette place, il le trouverait capable d'ob-
server et de calculer, de parler de parhélies et de
parallaxes.
Si vous demandiez de Théodote s'il est auteur ou
plagiaire, original ou copiste, je, vous donnerais ses
ouvrages et je vous dirais : lisez et jugez ; mais s'il
est dévot ou courtisan, qui pourrait le décider sur le
portrait que j'en viens de faire? Je prononcerais plus
hardiment sur son étoile. Oui, Théodote, j'ai observé
le point de votre naissance : vous serez placé et
bientôt ; ne veillez plus, n'imprimez plus ; le public
vous demande quartier.
N'espérez plus de candeur, de franchise, d'équité,
de bons offices, de services, de bienveillance, de gé-
nérosité, de fermeté dans un homme qui s'est depuis
quelque temps livré à la cour et qui secrètement veut
sa fortune. Le reconnaissez-vous à son visage, à ses
entretiens ? Il ne nomme plus chaque chose par son
nom ; il n'y a plus pour lui de fripons, de fourbes,
de sots et d'impertinents. Celui dont il lui échappe-
rait de dire ce qu'il en pense est celui-là même qui,
venant à le savoir, l'empêcherait de cheminer. Pen-
sant mal de tout le monde., il n'en dit de personne ;
ne voulant du bien qu'à lui seul, il veut persuader
qu'il en veut à tous, afin que tous lui en fassent ou
que nul du moins lui soit contraire. Non content
de n'être pas sincère, il ne souffre pas que personne
le soit ; la vérité blesse son oreille ; il est froid et
indifférent sur les observations que l'on fait sur la
cour et sur le courtisan : et parce qu'il les a enten-
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 177
dues, il s'en croit complice et responsable. Tyran
de la société et martyr de son ambition, il a une triste
circonspection dans sa conduite et dans ses discours,
une raillerie innocente, mais froide et contrainte,
un rire forcé, des caresses contrefaites, une conversa-
tion interrompue et des distractions fréquentes ; il a
une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges
pour ce qu'a fait ou ce qu'a dit un homme placé et
qui est en faveur, et pour tout autre une sécheresse
de pulmonique : il a des formules de compliments
différents pour l'entrée et pour la sortie à l'égard de
ceux qu'il visite ou dont il est visité ; et il n'y a per-
sonne de ceux qui se payent de mines et de façons
de parler qui ne sorte d'avec lui fort satisfait. Il vise
également à se faire des patrons et des créatures ;
il est médiateur, confident, entremetteur : il veut
gouverner ; il a une ferveur de novice pour toutes
les pet'tes pratiques de cour; il sait où il faut se placer
pour être vu ; il sait vous embrasser, prendre part à
votre Joie, vous faire coup sur coup des questions
empressées sur votre santé, sur vos affaires ; et pen-
dant que vous lui répondez, il perd le fil de sa cu-
riosité, vous interrompt, entame un autre sujet ; ou,
s'il survient quelqu'un à qui il doive un discours tout
différent, il sait, en achevant de vous congratuler,
lui faire un compliment de condoléance ; il pleure
d'un œil et rit de l'autre. Se formant quelquefois sur
les ministres ou sur le favori, il parle en public de
choses frivoles, du vent, de la gelée ; il se tait, au
contraire, et fait le mystérieux sur ce qu'il sait de
plus important, et plus volontiers encore sur ce qu'il
ne sait point.
lyS LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Il y a un pays où les joies sont visibles, mais
fausses, et les chagrins cachés, mais réels. Qui croi-
rait que l'empressement pour les spectacles, que les
éclats et les applaudissements aux théâtres de Mo-
lière et d'Arlequin, les repas, la chasse, les ballets,
les carrousels, couvrissent tant d'inquiétudes, de
soins et de divers intérêts, tant de craintes et d'espé-
rances, des passions si vives et des affaires si sé-
rieuses ?
La vie de la cour est un jeu sérieux, mélanco-
lique, qui applique ; il faut arranger ses pièces et ses
batteries, avoir un dessein, le suivre, parer celui de
son adversaire, hasarder quelquefois et jouer de ca-
price, et après toutes ses rêveries et toutes ses me-
sures, on est échec, quelquefois mat. Souvent, avec
des pions qu'on ménage bien, on va à dame, et l'on
gagne la partie : le plus habile l'emporte ou le plus
heureux.
Les roues, les ressorts, les mouvements sont
cachés ; rien ne parait d'une montre que'son aiguille,
qui insensiblement s'avance et achève son tour :
image du courtisan d'autant plus parfaite, qu'après
avoir fait assez de chemin, il revient au même point
d'où il est parti.
Les deux tiers de ma vie sont écoulés, pourquoi
tant m'inquiéter sur ce qui m'en reste ? La plus bril-
lante fortune ne mérite point ni le tourment que je
me donne, ni les petitesses où je me surprends, ni
les humiliations, ni les hontes que j'essuie : trente
années détruiront ces colosses de puissance qu'on ne
voyait bien qu'à force de lever la tête. Nous dispa-
raîtrons, moi qui suis si peu de chose, et ceux que je
LES CARACTERES DE LA BRUYERE. I79
contemplais si avidement, et de qui j'espérais toute
ma grandeur. Le meilleur de tous les biens, s'il y a
des biens, c'est le repos, la retraite, et un endroit
qui soit son domaine. N*** a pensé cela dans sa dis-
grâce et l'a oublié dans la prospérité.
Un noble, s'il vit chez lui dans sa province, il vit ■
libre, mais sans appui ; s'il vit à la cour, il est
protégé, mais il est esclave ; cela se compense.
Xantippe, au fond de sa province, sous un vieux
toit et dans un mauvais lit, a rêvé pendant la nuit
qu'il voyait le prince, qu'il lui parlait et qu'il en res-
sentait une extrême joie. Il a été triste à son réveil ;
il .a conté son songe et il a dit : « Quelles chimères
ne tombent point dans l'esprit des hommes pendant
qu'ils dorment ! » Xantippe a continué de vivre, il
est venu à la- cour, il a vu le prince, il lui a parlé,
et il a été plus loin que son songe, il est favori.
Qui est plus esclave qu'un courtisan assidu si ce
n'est un courtisan plus assidu ? L'esclave n'a qu'un
maître ; l'ambitieux en a autant qu'il y a de gens
utiles à sa fortune.
Mille gens à peine connus font la foule au lever
pour être vus du prince, qui n'en saurait voir mille à^
la fois, et s'il ne voit aujourd'hui que ceux qu'il
vit lùer et qu'il verra demain, combien de malheu-
reux ! •
De tous ceux qui s'empressent auprès des grands
et qui leur font la cour, un petit nombre les re-
cherche par des vues d'ambition et d'intérêt, un plus
grand nombre par une ïidicule vanité ou par une
sotte impatience de se faire voir.
Il y a de certaines familles qui, par les lois du
l80 LLJ CARACTÈRES DE _\. BRUYÈRE.
monde, ou ce qu'on appelle de la bienséance, doivent
être irréconciliables : les voilà réunies, et où la reli-
gion a échoué quand elle a voulu l'entreprendre, l'in-
térct s'en joue et le fait sans peine.
L'on parle d'une région où les vieillards sont ga-
lants, polis et civils, les J2unes gens au contraire
durs, féroces, sans mœurs ni politesse ; ils se trou-
vent affranchis de la passion des femmes dans un âge
où l'on commence ailleurs à la sentir ; ils leur pré-
fèrent des repas, des viandes et des amours ridicules.
Celui-là, chez eux, est sobre et modéré qui ne
s'enivre que de vin : l'usage trop fréquent qu'ils en ont
fait le leur a rendu insipide. Ils cherchent à réveiller
leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie et par toutes
les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur
débauche que de boire de l'eau-forte. Ceux qui habi-
tent cette contrée ont une physionomie qui n'est pas
nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur
de cheveux étrangers qu'ils préfèrent aux naturels, et
dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête ; il
descend à la moitié du corps, change les traits et
empêche qu'on ne connaisse les hommes à leur vi-
dage. Ces peuples d'ailleurs ont leur dieu et leur roi.
Les grands de la nation s'assemblent tous les "jours,
à une certaine heure, dans un temple qu'ils nomment
église. Il y a au fond de ce temple un autel consacré
à leur dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu'ils
appellent saints, sacrés et redoutables. Les grands
forment un vaste cercle au pied de cet autel, et pa-
raissent debout, le dos tourné directement aux prê-
tres et aux saints mystères, et les faces élevées vers
leur roi, que l'on voit à genoux sur une tribune, et à
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
qui ils semblent avoir tout l'esprit et tout le cœur ap-
pliqués. On ne laisse pas de voir dans cet usage iftie
espèce de subordination ; car le peuple parait adorer
le prince, et le prince adorer Dieu. Les gens du pays
le nomment Versailles ; il est à quelque quarante-
huit degrés d'élévation du pôle, et à plus de onze
cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons.
Qui considérera que le visage du prince fait toute
la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit
pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, com-
prendra un peu comment voir Dieu peut faire toute
la gloire et tout le bonheur des saints. Les grands
seigneurs sont pleins d'égards pour les princes ; c'est
leur affaire, ils ont des inférieurs ; les petits courti-
sans se relâchent sur ces devoirs, font les familiers,
et vivent comme gens qui n'ont d'e.xemples à donner
à personne.
Que manque-t-il de nos jours à la jeunesse ? elle
peut, et elle sait : ou du moins quand elle saurait
autant qu'elle peut, elle ne serait pas plus décisive.
Faibles hommes ! un grand dit de Timagène, votre
ami, qu'il est un sot, et il se trompe ; je ne demande
pas que vous répliquiez qu'il est homme d'esprit; osez
seulement penser qu'il n'est pas un sot.
De même il prononce d'Iphicrate qu'il manque de
cœur : vous lui avez vu faire une belle action, ras-
surez-vous ; je vous dispense de la raconter, pourvu
qu'après ce que vous venez d'entendre, vous vous
souveniez encore de la lui avoir vu faire.
Qui sait parler aux rois, c'est peut-être où se ter-
mine toute la prudence et toute la souplesse du cour-
tisan. Une parole échappe et elle tombe de l'oreille
l82 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
du prince bien avant dans sa mémoire, et quelquefois
jusque dans son cœur : il est impossible de la ravoir ;
tous les soins que l'on prend et toute l'adresse dont
on use pour l'expliquer ou pour l'affaiblir, servent à
la graver plus profondément et à l'enfoncer davan-
tage. Si ce n'est que contre nous-mêmes que nous
ayons parlé, outre que ce malheur n'est pas ordi-
naire, il y a encore un prompt remède, qui est de
nous instruire par notre faute, et de souffrir la peine
de notre légèreté : mais si c'est contre quelque autre,
quel abattement, quel repentir ! Y a-t-il une règle
plus utile contre un si dangereux inconvénient, que
de parler des autres aux souverains, de leurs person-
nes, de leurs ouvrages, de leurs mœurs, ou de leur
conduite, du moins avec l'attention, les précautions
et les mesures dont on parle de soi ?
Diseurs de bons mots, mauvais caractère (i) ; je le
dirais s'il n'avait été dit. Ceux qui nuisent à la répu-
tation ou à la fortune des autres, plutôt que de per-
dre un bon mot, méritent une peine infamante : cela
n'a pas été dit, et je l'ose dire.
Il y a un certain nombre de phrases toutes faites,
que l'on prend comme dans un magasin, et dont l'on
se sert pour se féliciter les uns les autres sur les évé-
nements.Bien qu'elles se disent souvent sansaffection,
et qu'elles soient reçues sans reconnaissance, il n'est
pas permis avec cela de les omettre, parce que du
moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de
meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes, ne
pouvant guère compter les uns sur les autres pour la
(i) Pefisiesàt Pascal.
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 183
réalité, semblent être convenus entre eux de se con-
tenter des apparences.
Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus,
l'on se donne pour connaisseur en musique y en
tableaux, en bâtiments, et en bonne chère, l'on
croit avoir plus de plaisir qu'un autre à entendre, à.
voir et à manger : l'on impose à ses semblables, et
l'on se trompe soi-même.
La cour n'est jamais dénuée- d'un certain nombre
de gens en qui l'usage du monde, la politesse ou la
fortune tiennent lieu d'esprit, et suppléent au mérite.
Ils savent entrer et sortir ; ils se tirent de la conver-
sation en ne s'y mêlant point ; ils plaisent à force de
se taire, et se rendent importants par un silence
longtemps soutenu, ou tout au plus par quelques
monosyllables ; ils payent de mines, d'une inflexion
de voix, d'un geste et d'un sourire ; ils n'ont pas, si
je l'ose dire, deux pouces de profondeur ; si vous les
enfoncez vous rencontrez le tuf.
Il y a des gens à qui la faveur arrive comme un
accident ; ils en sont les premiers surpris et conster-
nés : ils se reconnaissent enfin et se trouvent dignes
de leur étoile ; et comme si la stupidité et la fortune
étaient deux choses incompatibles, ou qu'il fût impos-
sible d'être heureux et sot tout à la fois, ils se croient
de l'esprit. Us hasardent, que dis-je ! ils ont la con-
fiance de parler en toute rencontre, et sur (Quelque
matière qui puisse s'offrir, et sans nul discerne-
ment des personnes qui les écoutent : ajouterai-j^e
qu'ils épouvantent, ou qu'ils donnent le dernier
dégoût par leur fatuité et par leurs fadaises ? il
est vrai du moins qu'ils déshonorent sans ressource
l84 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
ceux qui ont quelque part au hasard de leur éléva-
tion.
Comment nommerai-je cette sorte de gens qui ne
sont fins que pour les sots ? je sais du moins que les
habiles les confondent avec ceux qu'ils savent
tromper.
C'est avoir fait un grand pas dans la finesse que
de faire penser de soi que l'on n'est que médiocre-
ment fin.
La finesse n'est ni une trop bonne ni une trop
mauvaise qualité : elle flotte entre le vice et la vertu;
il n'y a point de rencontre où elle ne puisse, et
peut-être où elle ne doive être suppléée par la pru-
dence.
La finesse est l'occasion prochaine de la fourberie;
de l'une à 1 autre le pas est glissant : le mensonge
seul en fait la différence; si on l'ajoute à la finesse,
c'est fourberie.
Avec les gens qui par finesse écoutent tout et
parlent peu, parlez encore moins, ou si vous parlez
beaucoup, dites peu de chose.
Vous dépendez, dans une affaire qui est juste et
importante, du consentement de deux personnes.
L'un vous dit, j'y donne les mains pourvu qu'un tel
y condescende ; et ce tel y condescend, et ne désire
plus que d'être assuré des intentions de l'autre ;
cependant rien n'avance : les mois, les années s'é-
coulent inutilement. Je m'y perds, dites-vous, et je
n'y comprends rien : il ne s'agit que de faire qu'ils
s'abouchent et qu'ils se parlent. Je vous dis, moi,
que j'y vois clair, et que j'y comprends tout ; ils se
sont parlé.
LES CARACTÈRES DE LA Br^UYÈlH. l8)
Il me semble que qui sollicite pour les autres a la
confiance d'un homme qui demande justice et qu'en
parlant ou en agissant pour soi-même, on a l'em-
barras et la pudeur de celui qui demande grâce.
Si l'on ne se précautionne à la cour contre les
pièges que l'on y tend sans cesse pour faire tomber
dans le ridicule, l'on est étonné, avec tout son
esprit, de se trouver la dupe de plus sots que soi.
Il y a quelques rencontres dans la vie où la vérité
et la simplicité sont le meilleur manège du monde.
Ètes-vous en faveur ? tout manège est bon, vous ne
faites point de fautes, tous les chemins vous mènent
au terme ; autrement tout est faute, rien n'est utile,
il n'y a point de sentier qui ne vous égare.
Un homme qui a vécu dans l'intrigue un certain
temps ne peut plus s'en passer ; toute autre vie pour
lui est languissante.
Il faut avoir de l'esprit pour être homme de cabale;
l'on peut cependant en avoir à un certain point, que
l'on est au-dessus de l'intrigue et de la cabale, et que
l'on ne saurait s'y assujettir ; l'on va alors à une
grande fortune ou à \ine haute réputation par d'autres
chemins.
Avec un esprit sublime, une doctrine universelle,
une probité à toutes épreuves et un mérite très accom-
pli, n'appréhendez pas, ô Aristide, de tomber à la
cour, ou de perdre la faveur des grands, pendant tout
le temps qu'ils auront besoin de vous.
Qu'un favori s'observe de fort près ; car s'il me
fait moins attendre dans son antichambre qu'à l'or-
dinaire, s'il a le visage plus ouvert, s'il fronce moins
le sourcil, s'il m'écoute plus volontiers, et s'il me
T. I. II
l86 I-ES CARACTÈRES DE I.A BRUYÈRE.
reconduit un peu loin, je penserai qu'il commence à
tomber, et je penserai vrai.
L'homme a bien peu de ressources dans soi-même,
puisqu'il lui faut une disgrâce ou une mortification
pour le rendre plus humain, plus traitable, moins
féroce, plus honnête homme.
L'on contemple dans les cours de certaines gens, et
l'on voit bien à leurs discours et à toute leur conduite
qu'ils ne songent ni à leurs grands-pères, ni à leurs
petits-fils ; le présent est pour eux ; ils n'en jouissent
pas, ils en abusent.
Straton est né sous deux étoiles : malheureux,
heureux dans le même degré. Sa vie est un roman :
non, il lui manque le vraisemblable. Il n'a point
eu d'aventures, il a eu de beaux songes, il en a eu de
mauvais ; que dis-je ! on ne rêve point comme il a
vécu. Personne n'a tiré d'une destinée plus qu'il a
fait ; l'extrême et le médiocre lui s-'nt connus. Il a
brillé, il a souffert, il a mené une vie commune ;
rien ne lui est échappé. Il s'est fait ^•aloir par des
vertus qu'il assurait fort sérieusement qui étaient en
lui : il a dit de soi : « J'ai de l'esprit, j'ai du courage ; »
et tous ont dit après lui : « li a de l'esprit, il a du
ccurage. » Il a exercé dans l'une et dans l'autre for-
tune le génie du courtisan, qui a dit de lui plus de
bien peut-être et plus de mal qu'il n'y en avait. Le
joli, l'aimable, le rare, le merveilleux, l'héroïque, ont
été emploj'és à son éloge ; et tout le contraire a
servi depuis pour le ravaler : caractère équivoque,
mêlé, enveloppé ; une énigme, une question presque
indécise (i).
(i; Lav.zun. (Ed.)
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
La faveur met l'homme au-dessus de ses égaux ;
et sa chute au-dessous. Celui qui un beau jour sait
renoncer fermement ou à un grand nom, ou à une
grande fortune, se délivre en un moment de bien des
peines, de bien des veilles, et quelquefois de bien des
crimes.
Dans cent ans, le monde subsistera encore en son
entier : ce sera le même théâtre et les mêmes déco-
rations, ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout
ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'at-
triste et se désespère sur un refus, tous auront dis-
paru de dessus la scène. li s'avance déjà sur le théâtre
d'autres hommes qui vont jouer dans une même
pièce les mêmes rôles ; iis s'évanouiront à leur tour ;
et ceux qui ne sont pas encore un jour ne seront
plus ; de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel
fond à faire sur un personnage de comédie !
Qui a vu la cour a vu du monde ce qui est le plus
beau, le plus précieux et le plus orné ; qui méprise la
cjur après l'avcir vue méprise le monde.
La vilh (i) dégoûte de la province ; la cour dé-
trompe de la ville et guérit de la cour.
Un esprit sain puise à la cour le goût de la soli-
tude et de la retraite.
(I) Paris. (Ed).
l88 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
DES GRANDS.
T a prévention du peuple en faveur des grands est
-•—'si aveugle, et l'entêtement pour leur geste, leur
visage, leur ton de voi.K et leurs manières si général,
que s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait à l'idolâ-
trie.
Si vous êtes né vicieux, ô Théagène,ie vous plains ;
si vous le devenez par faiblesse pour ceux qui ont
intérêt que vous le soyez, qui ont juré entre eux de
vous corrompre, et qui se vantent déjà de pouvoir y
réussir, souffrez que je vous méprise. Mais si vous
êtes sage, tempérant, modeste, civil, généreux,
reconnaissant, laborieux,d'un rang d'ailleurs et d'une
naissance à donner des exemples plutôt qu'à les pren-
dre d'autrui, et à faire des règles plutôt qu'à les rece-
voir, convenez avec cette sorte de gens de suivre
par complaisance leurs dérèglements, leurs vices et
leur folie, quand ils auront, par la déférence qu'ils
vous doivent, exercé toutes les vertus que vous ché-
rissez : ironie forte, mais utile, très propre à mettre
vos mœurs en sûreté, à renverser tous leurs projets
et à les jeter dans le parti de continuer d'être ce qu'ils
sont, et de vous laisser tel que vous êtes.
L'avantage des grancfs sur les autres hommes est
immense par un endroit. Je leur cède leur bonne
chère, leurs riches ameublements, leurs chiens, leurs
lES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 189
■ chevaux, leurs singes, leurs nains, leurs fous et leurs
flatteurs ; mais je leur envie le bonheur d'avoir à leur
service des gens qui les égalent par le cœur et par
l'esprit, et qui les passent quelquefois.
Les grands se piquent d'ouvrir une allée dans une
forêt, de soutenir des terres par de longues murailles,
de dorer des plafonds, de faire venir dix pouces
d'eau, de meubler une orangerie ; mais de rendre
un cœur content, de combler une âme de joie, de
prévenir d'extrêmes besoins ou d'y remédier, leur
curiosité ne s'étend point jusque-là.
On demande si, en comparant ensemble les diffé-
rentes conditions des hommes, leurs peines, leurs
avantages, on n'y remarquerait pas un mélange ou
une espèce de compensation de bien et de mal, qui
établirait entre elles l'égalité, ou qui ferait du moins
que l'une ne serait guère plus désirable que l'autre.
Celui qui est puissant, riche et à qui il ne manque
rien, peut former cette question, mais il faut que ce
soit un homme pauvre qui la décide.
Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme attaché
à chacune des différentes conditions,et qui y demeure,
jusqu'à ce que la misère l'en ait ôté. Ainsi les grands
se plaisent dans l'excès, et les petits aiment la modé-
ration : ceux-là ont le goût de dominer et de com-
mander, et ceux-ci sentent du plaisir et même de la
vanité à les servir et à leur obéir : les grands sont
entourés, salués, respectés ; les petits entourent,
saluent, se prosternent, et tous sont contents.
Il coûte si peu aux grands à ne donner que des
paroles, et leur condition les dispense si fort de tenir
les belles promesses qu'ils vous ont faites, que c'est
IÇO I.HS CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
modestie à eux de ne promettre pas encore plus lar-
gement.
Il est vieux et usé, dit un grand, il s'est crevé à
me suivre, qu'en faire ? Un autre plus jeune enlève
ses espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à
ce malheureux que parce qu'il l'a trop mérité.
Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédai-
gneux ; PliiLinte a du mérite, de l'esprit, de l'agré-
ment, de l'exactitude sur son devoir ; de la fidélité
et de l'attachement pour son maitre, et il en est
médiocrement considéré, il ne plait pas, il n'est pas
goûté. » — « expliquez-vous, est-ce Philante ou le
grand qu'il sert que vous condamnez? »
Il est souvent plus utile de quitter les grands que
de s'en plaindre.
Qui peut dire pourquoi quelques-uns ont le gros
lot, ou quelques autres la faveur des grands ?
Les grands sont si heureux, qu'ils n'essuient pas
même, dans toute leur vie, l'inconvénient de regret-
ter la perte de leurs meilleurs serviteurs, ou des per-
sonnes illustres dans leur genre, dont ils ont tiré le
plus de plaisir et le plus d'utilité. La première chose
que la flatterie sait faire après la mort de ces hommes
uniques, et qui ne se réparent point, est de leur sup-
poser des endroits faibles, dont elle prétend que ceux
qui leur succèdent sont très exempts ; elle assure que
l'un, avec toute la capacité et toutes les lumières de
l'autre dont il prend la place, n'en a point les défauts,
et ce style sert aux princes à se consoler du grand et
de l'excellent par le médiocre.
Les grands dédaignent les gens d'esprit qui n'ont
que de l'esprit ; les gens d'esprit méprisent les grands
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 19I
qui n'ont que de la grandeur ; les gens de bien plai-
gnent les uns et les autres, qui ont de la grandeur ou
de l'esprit, sans nulle vertu.
Quand je vois d'une part auprès des grands, à leur
table, et quelquefois dans leur familiarité, de ces
hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers,
esprits dangereux et nuisibles, et que je considère
d'autre part quelle peine ont les personnes de mérite
à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à
croire que les méchants soient soufferts par intérêt,
ou que les gens de bien soient regardés comme inu-
tiles ; je trouve plus mon compte à me confirmer
dans cette pensée, que grandeur et discernement
sont deux choses différentes, et l'amour pour la vertu
et pour les vertueux une troisième chose.
Lucile aime mieux user sa vie à se faire supporter
de quelques grands, que d'être réduit à vivre fami-
lièrement avec ses égaux.
La règle de voir de plus grands que soi doit avoir
ses restrictions. Il faut quelquefois d'étranges talents
pour la réduire en pratique.
Quelle est Tincurable maladie de Théophile ! elle
lui dure depuis plus de trente années, il ne guérir
point. Il a voulu, il veut, et il voudra gouverner les
grands ; la mort seule lui ôtera avec la vie cette soif
d'empire et d'ascendant sur les esprits. Est-ce en lui zèle
du prochain ? est-ce habitude ? est-ce une excessive
opinion de soi-même ? Il n'y a point de palais où il
ne s'insinue ; ce n'est point au milieu d'une chambre
qu'il s'arrête, il passe à une embrasure ou au cabinet;
on attend qu'il ait parlé, et longtemps et avec action,
pour avoir audience, pour être vu. Il entre dans le
192 LES CARACTHRl-S DI-: LA URUYÈRE.
secret des familles, il est de quelque chose dans tout
ce qui leur arrive de triste ou d'avantageux -^ il pré-
vient, il s'offre, il se fait de f^jte, il faut l'admettre. Ce
n'est pas assez pour remplir son temps ou son am-
bition que le sain de dix mille âmes dont il répond à
Dieu comme de la sienne propre ; il y en a d'un plus
haut rang et d'une plus grande distinction dont il ne
doit aucun compte, et dont il se charge plus volon-
tiers. Il écoute, il veiUe sur tout ce qui peut servir de
pâture à son esprit d'intrigue, de médiation ou de
manège ; à peine un grand est-il débarqué, qu'il
l'empoigne et s'en saisit ; on entend plutôt dire à
ThécpMle qu'il le gouverne, qu'on n'a pu soupçonner
qu'il pensait à le gouverner.
Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qr.i
sont au-dessus de nous nous les fait haïr, mais un
salut ou un sourire nous les réconcilie. Il y a des
hommes superbes que l'élévation de leurs rivaux
humilie et apprivoise ; ils en viennent par cette dis-
grâce jusqu'à rendre le salut ; mais le temps, qui
adoucit toutes choses, les remet enfin dans leur
naturel.
Le mépris que les grands ont pour le peuple les
rend indifférents sur les flatteries ou sur les louanges
qu'ils en reçoivent, et tempère leur vanité. De mâme
les princes loués sans firt et sans relâche des grands
ou des courtisans en seraient plus vains s'ils esd-
maient davantage ceux qui les louent.
Les grands croient être seuls parfaits, n'admettent
qu'à peine dans les autres hommes la droiture d'es-
prit, l'habileté, la délicatesse, et s'emparent de ces
riches talents comme de choses dues à leur naissance.
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE. 195
C'est cependant en eux une erreur grossière de se
nourrir de si fausses préventions ; ce qu'il y a jamais
eu de mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit, et
peut-être d'une conduite plus délicate, ne nous est
pas toujours venu de leur fonds. Ils ont de grands
domaines et une longue suite d'ancêtres, cela ne leur
peut être contesté.
Avez-vous de l'esprit, de la grandeur, de l'habileté,
du goût, du discernement? Encroirai-jela prévention et
la flatterie qui publient hardiment votre mérite ? elles
me sont suspectes, je les récuse. Me laisserai-je
éblouir par un air de capacité ou de hauteur qui vous
met au-dessus de tout ce qui se fait, de ce qui se dit
et de ce qui s'écrit ; qui vous rend sec sur les louan-
ges, et empêche qu'on ne puisse arracher de vous la
moindre approbation ? Je conclus de là plus naturel-
lement que vous avez de la faveur, du crédit et de
grandes richesses. Quel moyen de vous définir, Télé-
phon ? on n'approche de vous que comme du feu, et
dans une certaine distance, et il faudrait vous déve-
lopper, vous manier, vous confronter avec vos pareils
pour porter de vous un jugement sain et raisonnable.
Votre homme de confiance, qui est dans votre fami-
liarité, dont vous prenez conseil, pour qui vous quittez
Socrate et Aristide, avec qui vous riez, et qui rit plus
haut que vous, Dave, enfin, m'est très connu ; serait-
ce assez pour vous bien connaître ?
Il y en a de tels, que s'ils pouvaient connaître leurs
subalternes et se connaître eux-mêmes, ils auraient
honte de primer.
S'il y a peu d'excellents orateurs, y a-t-il bien des
gens qui puissent les entendre ? S'il n'y a pas assez de
194 I-ES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
tons écrivains, où sont ceux qui savent lire ? De
même on s'est toujours plaint du petit nombre de
personnes capables de conseiller les rois et de les
aider dans l'administration de leurs affaires. Mais s'ils
naissent enfin, ces hommes' habiles et intelligents,
s'ils agissent selon leurs vues et leurs lumières, ^ont-
ils aimés, s^nt-ils estimés autant qu'ils le méritent ?
sont-ils loués de ce qu'ils pensent et de ce cu'ils font
pour la patrie ? Ils vivent, il suffit ; on les censure
s'ils échouent, et on les envie s'ils réussissent. Blâmons
le peuple où il serait ridicule de vouloir l'excuser :
son chagrin et sa jalousie, -regardés des grands ou des
puissants comme inévitables, les ont conduits insen-
siblement à le compter pour rien, et à négliger ses
suffrages dans toutes leurs entreprises, à s'en faire
même une règle de politique.
Les petits se haïssent les uns les autres, lorsqu'ils
se nuisent réciproquement. Les grands sont odieux
aux petits par le mal qu'ils leur font, et par tout le
bien qu'ils ne leur font pas : ils leur sont respon-
sables de leur obscurité, de leur pauvreté et de leur
infortune; ou du moins ils leur paraissent tels.
C'est déjà trop d'avoir avec le peuple une même
religion et un même dieu ; quel moyen encore de
s'appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand
ou le laboureur? évitons d'avoir rien de commun
avec la multitude ; affectons au contraire toutes les
distinctions qui nous en séparent ; qu'elle s'approprie
les douze apôtres, leurs disciples, les premiers mar-
t>'rs (telles gens, tels patrons) ; qu'elle voie avec
plaisir revenir toutes les années ce jour particulier
que chacun célèbre comme sa fête. Pour nous autres
ÎES CAKACTI-RES DE LA BRUVHRE. I95
grands, ayons recours aux noms profanes, faisons-
nous baptiser sous ceux d'Annibal, de César, de Pom-
pée, c'étaient de grands hommes ; sous celui de
Lucrèce, c'était une illustre Romaine ; sous ceux de
Renaud, de Roger, d'Olivier et de Tancrède, c'étaient
des paladins, et le roman n'a point de héros plus
merveilleux ; sous ceux d'Hector, d'Achille, d'Her-
cule, tous demi-dieux ; sous ceux même de Phébus et
et de Diane ; et qui nous empêchera de nous faire
nommer Jupiter, ou Mercure, ou Vénus, ou Adonis ?
Pendant que les grands négligent de rien connaître,
je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux
affaires publiques, mais à leurs propres affaires ;
qu'ils ignorent l'économie et la science d'un père de
famille et qu'ils se louent eux-mên-.es de cette igno-
rance ; qu'ils se laissent appauvrir et maîtriser par des
intendants ; qu'ils se contentent d'être gourmets ou
coteaux (i), de parler de la meute et de la vieille
meute, de dire combien il y a de postes de Paris à
Besançon ou à Pliilisbourg ; des citoyens s'instruisent
du dedans et du dehors d'un royaume, étudient le
gouvernenient,_ deviennent fins et politiques, savent
le fort et le faible de tout un État, songent à se
mieux placer, se placent, s'élèvent, deviennent puis-
sants, soulagent le prince d'une partie des soins pu-
blics. Les grands qui les dédaignaient, les révèrent,
heureux s'ils deviennent leurs gendres.
Si je compare ensemble les deux conditions des
hommes les plus opposées, je veux dire les grands
avec le peuple, ce dernier me parait content du néces-
(i) On nommait ainsi les connaisseurs en vins. (Ed.)
196 Î-ES CARACTERES DE LA BRUYÈRE.
saire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le
superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun
mal ; un grand ne veut faire aucun bien, et est ca-
pable de grands maux : l'un ne se forme et ne s'exerce
que dans les choses qui sont utiles, l'autre y joint les
pernicieuses : là se montrent ingénument la grossiè-
reté et la franchise ; ici se cache une sève maligne et
corrompue sous l'écorce de la politesse : le peuple n'a
guère d'esprit et les grands n'ont point d'âme : celui-
là a un bon fonds et n'a point de dehors ; ceux-ci n'on;
que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il
opter ? je ne balance pas, je veux être peuple.
Quelque profonds que soient les grands de la
cour, et quelque art qu'il aient pour paraître ce qu'ils
ne sont pas et pour ne point paraître ce qu'ils sont,
ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême
pente à rire aux dépens d'autrui et à jeter du ridicule
souvent où il n'y en peut avoir. Ces beaux talents se
découvrent en eux du premier coup d'œil ; admirables
sans doute pour envelopper une dupe, et rendre sot
celui qui l'est déjà ; mais encore plus propres à leur
ôter tout le plaisir qu'ils pourraient tirer d'un homme
d'esprit, qui saurait tourner et se plier en mille ma-
nières agréables et réjouissantes, si le dangereux
caractère du courtisan ne l'engageait pas à une fort
grande retenue. Il lui oppose un caractère sérieux
dans lequel il se retranche ; et il fait si bien que les
railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent
d'occasions de se jouer de lui.
Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une
grande prospérité, font que les princes ont de la joie
de reste pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbécile
LES CARACTÉI^S DE LA BRUYÈRE. I97
et d'un mauvais conte. Les gens moins lieureux ne
rient qu'à propos.
Un grand aime la Champagne, abhorre la Brie, il
s'enivre de meilleur vin que l'homme du peuple :
seule différence que la crapule laisse entre les condi-
tions les plus disproportionnées, entre le seigneur et
l'estafier.
Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des
princes un peu de celui d'incommoder les autres :
mais non, les princes ressemblent aux hommes ; ils
songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs pas-
sions, leur commodité ; cela est naturel.
Il semble que la première règle des compagnies,
des gens en place ou des puissants, est de donner à
ceux qui dépendent d'eus pour le besoin de leurs
affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre.
Si un grand a quelque degré de bonheur sur les
autres hommes, je ne devine pas lequel, si ce n'est
peut-être de se trouver souvent dans le pouvoir et
dans l'occasion de faire plaisir ; et si elle naît, cette
conjoncture, il semble qu'il doive s'en servir. Si
c'est en faveur d'un homme de bien, il doit appréhen-
der qu'elle ne lui échappe : mais comme c'est en une
chose juste, il doit prévenir la sollicitation, et n'être
vu que pour être remercié ; et si elle est facile, il ne
doit pas même la lui faire valoir : s'il la lui refuse,
je les plains tous deux.
Il 3' a des hommes nés inaccessibles, et ce sont
précisément ceux de qui les autres ont besoin, de
qui ils dépendent ; ils ne sont jamais que sur un pied.
Mobiles comme le mercure, ils pirouettent, ils gesti-
culent, ils crient, ils s'agitent; semblables à ces
IÇS LES CARACTÈRES DE !.A BRUYÈRE.
figures de carton qui servent de montre à une fCte
publique, ils jettent feu et flamme, tonnent et f ui-
droyent : on n'en approche pas, jusqu'à ce que
venant à s'éteindre, ils tombent, et, par leur chute
deviennent traitables mais inutiles.
Le suisse, le valet de chambre, l'homme délivrée,
s'ils n'ont plus d'esprit que ne porte leur condition,
ne jugent plus d'eux-mêmes par leur première bas-
sesse, mais par l'élévation de la fortune des gens
qu'ils servent, et mettent tous ceux qui entrent par
leur porte et montent leur escalier indifféremment
au-dessous d'eux et de leurs mairres : tant il est vrai
qu'on est destiné à sounrir des grands et de ce qui
leur appartient.
Un homme en place doit aimer son prince, sa
femme, ses enfants et après eux les gens d'esprit ; il
les doit adopter, il doit s'en fournir et n'en jamais
manquer. Il ne saurait payer, je ne dis pas de trop
de pensions et de bienfaits, mais de trop de familia-
rité et de caresses, les secours et les services qu'il en
tire, môme sans le savoir. Quels petits bruits ne
dissipent-ils pas, quelles liistoires ne réduisent-ils pas
à la fable et à la fiction ? Ne savent-ils pas justifier
les mauvais succès par les bonnes intentions, prouver
la bonté d'un dessein et la justesse des mesures par
le bonheur des événements, s'élever contre la mali-
gnité et l'envie pour accorder à de bonnes entreprises
de meilleurs motifs, donner des explications favo-
rables à des apparences qui étaient mauvaises, dé-
tourner les petits défauts, ne montrer que les vertus
et les mettre dans leur jour, semer en mille occa-
sions des faits et des détails qui soient avantageux.
LES CARACri-RKS DE I.A BRUVÉItE. I99
et tourner le rire et la moquerie contre ceux qui ose-
raient en douter ou avancer des faits contrrjres ? Je
sais que les grands ont pour maxime de laisser parler
et de continuer d'agir ; mais je sais aussi qu'il leur
arrive en plusieurs rencontres que laisser dire les em-
pêche de faire.
Sentir le mérite, et, quand il est une f^is connu,
le bien traiter : deux grandes démarches à faire tout
de suite, et dont la plupart des grands sont fort inca-
pables. Tu es grand, tu es puissant, ce n'est pas
assez : fais que je t'estime, afin que je sois triste
d'être déchu de tes bonnes grâces ou de n'avoir pu
les acquérir.
Vous dites d'un grand ou d'un homme en place,
qu'il est prévenant, officieux, qu'il aime à faire plai-
sir, et vous le confirmez par un long détail de ce
qu'il a fait en une aiTaire où il a su que vous preniez
intérêt. Je vous entends, on va pour vous au-devant
de la sollicitation, vous avez du crédit, vous êtes
connu du ministre, vous êtes bien avec les puissances:
désiriez-\ ous que je susse autre cliose?
Quelqu'un vous dit : « Je me plains d'un tel, il est
fier depuis son élévation, il me dédaigne ; il ne me
connaît plus. — Je n'ai pas pour moi, lui répondez-
vous, sujet de m'en plaindre ; au contraire, je m'en
loue fort, et il me semble même qu'il est assez civil.»
Je crois encore vous entendre : vous voulez qu'on
sache qu'un homme en place a de l'attention pour
vous, et qu'il vous démêle dans l'antichambre entre
mille honnêtes gens de qui il détourne ses yeux, de
peur de tomber dans l'inconvénient de leur rendre le
salut ou de leur sourire.
I.ES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
Se louer de quelqu'un, se louer d'un grand, phrase
délicate dans son origine, et qui .signifie sans doute se
louer soi-même, en disant d'un grand tout le bien
qu'il nous a fait ou qu'il n'a pas songé à nous faire.
On loue les grands pour marquer qu'on les voit de
près, rarement par estime ou par gratitude : on ne
connaît pas souvent ceux que l'on loue. La vanité ou
la légèreté l'emporte quelquefois sur le ressentiment :
on est mal content d'eux et on les loue.
S'il est périlleux de tremper dans une affaire sus-
pecte, il l'est encore davantage de s'y trouver com-
plice d'un grand : il s'en tire et vous laisse paj^er
doublement pour lui et pour vous.
Le prince n'a peint assez de toute sa fortune pour
payer une basse complaisance, si l'on en juge par
tout ce que celui qu'il veut récompenser y a mis du
sien, et il n'a pas trop de toute sa puissance pour le
punir, s'il mesure sa vengeance au tort qu'il en a reçu.
La noblesse expose sa vie pour le salut de l'État
et pour la gloire du souverain. Le magistrat décharge
le prince d'une partie du soin de juger les peuples.
Voilà de part et d'autre des fonctions bien sublimes
et d'une merveilleuse utilité : les hommes ne sont
guère capables de plus grandes choses, et je ne sais
d'où la robe et l'épée ont puisé de quoi se mépriser
réciproquement.
S'il est vrai qu'un grand donne plus à la fortune
lorsqu'il hasarde une vie destinée à couler dans les
ris, le plaisir et l'abondance, qu'un particulier qui
ne risque que des jours qui sont misérables, il faut
avouer aussi qu'il a un tout autre dédommagement,
qui est la gloire et la haute réputation. Le soldat ne
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
sent pas qu'il soit connu, il meurt obscur et dans la
foule ; il vivait de même à la vérité, mais il vivait ;
et c'est l'une des sources du défaut de courage dans
les conditions basses "et serviles. Ceux au contraire
que la naissance démCle d'avec le peuple, et expose
aux yeux des homriies, à leur censure et à leurs
éloges, sont même capables de sortir par effort de
leur tempérament, s'il ne les portait pas à la vertu ;
et cette disposition de cœur et d'esprit qui passe des
aïeux par les pères dans leurs descendants, est cette
bravoure si familière aux personnes nobles, et peut-
être la noblesse même. Jetez-moi dans les troupes
comme un simple soldat, je suis Tbersite : mettez-
moi à la tête d'une armée dont j'aie à répondre à
toute l'Europe, je suis Achille.
Les princes, sans autre science, ni autre règle, ont
un goût de comparaison ; ils sont nés et élevés au
milieu et comme dans le centre des meilleures choses,
à quoi ils, rapportent ce qu'ils lisent, ce qu'ils voient
et ce qu'ils entendent. Tout ce qui s'éloigne trop de
Lulli, de Racine et de Le Brun est condamné.
Ne" parler aux jeunes gens que du soin de leur
rang, est un excès de précaution, lorsque toute une
cour met son devoir et une partie de sa politesse à
les respecter, et qu'ils sont bien moins sujets à igno-
rer aucun des égards dus à leur naissance qu'à con-
fondre les personnes et les traiter indifféremment
et sans distinction des conditions et des titres. Us ont
une fierté naturelle qu'ils retrouvent dans les occa-
sions ; il ne leur faut de leçons que pour la régler,
que pour leur inspirer la bonté, l'honnêteté et l'esprit
de discernement.
ÎES CARACTliKES DU !A lillUVElin.
C'est une pure hypocrisie à un homme d'une cer-
taine élévation, de ne pas prendre d'abord le rang qui
lui est dû, et que tout le monde lui cède. Il ne lui
coûte rien d'être modeste, de se mêler dans la mul-
titude qui va s'ouvrir pour lui, de prendre dans une
assemblée une dernière place, afin que tous l'y voient
et s'empressent de l'en ôter. La modestie est d'une
pratique plus amère aux hommes d'une condition
ordinaire ; s'ils se jettent dans la foule, on les
écrase ; s'ils choisissent un poste incommode, il leur
demeure.
Aristarque se transporte dans la place avec un
héraut et un trompette ; celui-ci commence, toute la
multitude accourt et se rassemble. « Ecoutez, peuple,
dit le héraut, soj'ez attentifs, silence, silence ; Aris-
tarque, que vous voj'ez présent, doit faire demain une
bonne action. » Je dirai plus simplement et sans
figure ; quelqu'un fait bien, veut-il faire mieux ; que
je ne sache pas qu'il fait bien, ou que je ne le soup-
çonne pas du moins de me l'avoir appris.
Les meilleures actions s'altèrent, et s'affaiblissent
par la manière dont on les fait, et laissent même dou-
ter des intentions. Celui qui protège ou qui loue la
vertu pour la vertu, qui corrige ou qui blâme le vice
à cause du vice, agit simplement, naturellement, sans
aucun tour, sans nulle singularité, sans faste, sans
affectation ; il n'use point de réponses graves et
sentencieuses, encore moins de traits piquants et sati-
riques : ce n'est jamais une scène qu'il joue pour le
public, c'est un bon exemple qu'il donne, et un devoir
dont il s'acquitte ; il ne fournit rien aux visites des
femmes, ni au cabinet, ni aux nouvellistes ; il ne
n-;S CARACTIiRES DE TA TRUVI-RE. 20>
donne point à un homme agréable la matière d'un
joli conte. Le bien qu'il vient de faire est un peu
moins su à la vérité ; mais il a fait ce bien, que
voudrait-il davantage ?
Les grands ne doivent point aimer les premiers
temps, ils ne leur sont point favorables ; il est triste
pour eux d'y voir que nous sortions tous du frère et
de la sœur. Les hommes composent ensemble une
même famille ; il n'y a que le plus ou le moins dans
le degré de parenté.
Théognis est recherché dans son ajustement, et il
sort paré comme une femme ; il n'est pas hors de sa
maison, qu'il a déjà ajusté ses yeux et son visage,
afin que ce soit une chose faite quand il sera dans le
public, qu'il y paraisse tout concerté, que ceux qui
passent le trouvent déjà gracieux et leur s ^uriant, et
que nul ne lui échappe. Marche-t-il dans les salles, il
se tourne à droite où il y a un grand monde, et à
gauche où il n'y a personne, et il salue ceux qui y
sont et ceux qui n'y sont pas. Il embrasse un h jmme
qu'il trouve sous sa main, il lui presse la tCte contre
sa poitrine, il demande ensuite qui est celui qu'il a
embrassé. Qiielqu'un a besoin de lui dans une afiaire
qui est facile, il va le trouver, lui fait sa prière :
Théognis l'écoute favorablement, il est ravi de lui
être bon à quelque chose, il le conjure de faire naître
des occasions de lui rendre service ; et comme celui-ci
insiste sur son affaire, il lui dit qu'il ne la fera point ;
il le prie de se mettre en sa place, il l'en fait juge ;
le client sort, reconduit, caressé, confus, presque
content d'être refusé.
C'est avoir une très mauvaise opinion des hommes,
204 IKS CARACTÈRES DE I.A BRUYERE.
et néanmoins les bien connaître, que de croire dans
un grand poste leur imposer par des caresses étu-
diées, par de longs- et stériles embrassements.
Pamphile ne s'entretient pas avec les gens qu'il
rencontre dans les salles, ou dans les cours ; si l'on en
croit sa gravité et l'élévation de sa voix, il les reçoit,
leur donne audience, les congédie. Il a des termes
tout à la fois civils et hautains, une honnêteté impé-
rieuse et qu'il emploie sans discernement ; il a une
fausse grandeur qui l'abaisse, et qui embarrasse fort
ceux qui sont ses amis, et qui ne veulent pas le
mépriser.
Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas
de vue, ne sort point de l'idée de sa grandeur, de ses
alliances, de sa charge, de sa dignité ; il ramasse,
pour ainsi dire, toutes ses pièces, s'en enveloppe pour
se faire valoir ; il dit mon ordre, mon cordon bleu ;
il l'étalé ou il le cache par ostentation. Un Pamphile,
en mi mot, veut être grand ; il croit l'être ; il ne l'est
pas : il est d'après un grand. Si quelquefois il sourit à
un homme du dernier ordre, à un homme d'esprit, il
choisit s^n temps si juste qu'il n'est jamais pris sur le
fait. Aussi la rougeur lui monterait-elle au visage s'il
était malheureusement surpris dans la moindre fami-
liarité avec quelqu'un qui n'est ni opulent, ni puis-
sant, ni ami d'un ministre, ni son allié, ni son domes-
tique. 11 est sévère et inexorable à qui n'a point
encore fait sa fortune : il vous aperçoit un jour dans
une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain, s'il voua
trouve en un endroit moins public, ou, s'il est public,
en la compagnie d'un grand, il prend courage, il
vient à vous et il vous dit : « Vous ne faisiez pas hier
LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
semblant de me voir. » Tantôt il vous quitté brus-
quement pour joindre un seigneur ou un premier
commis ; et tantôt, s'il les trouve avec vous eh con-
versation, il vous coupe et vous les enlève. Vous
l'abordez une autre fois, et il ne s'arrête pas ; il se
fait suivre, vous parle si haut que c'est une scène
pour ceux qui passent. Aussi les Pamphiles sont- ils
toujours comme sur un théâtre : gens nourris dans le
faux, qui ne haïssent rien tant que d'être naturels ;
vrais personnages de comédie, des Floridor, des Mon- .
doris.
On ne tarit point sur les Pamphiles. Ils sont bas
et timides devant les princes et les ministres, pleins de
hauteur et de confiance avec ceux qui n'ont que de la
vertu ; muets et embarrassés avec les savants ; vifs,
hardis et décisifs avec ceux qui ne savent rien. Ils
parlent de guerre à un homme de robe et de politique
à un financier ; ils savent l'histoire avec les femmes;
ils sont poètes avec un docteur et géomètres avec un
poète. De maximes ils ne s'en chargent pas, de prin-
cipes encore moins. Ils vivent à l'aventure, poussés et
entraînés par le vent de la faveur et par l'attrait des
richesses. Ils n'ont point d'opinion qui soit à eux, qui
leur soit propre ; ils en empruntent à mesure qu'ils en
ont besoin ; et celui à qui ils ont recours n'est guère
un homme sage, ou habile, ou vertueux, c'est un
homme à la mode (i).
Nous avons pour les grands et pour les gens en
place une jalousie stérile ou une haine impuissante,
qui ne nous venge point de leur grandeur et de leur
(i) On a cru voir dans ce caractère le portrait du marqiiis
de Dangeau. (Ed.)
LES CARACTERES DE LA BRUYERE.
clévation et qui ne fait qu'ajouter à notre propre
misère le poids insupp.irtable du bonheur d'autrui.
Que faire contre une maladie de l'àme si invét(^rée et
si contagieuse ? Contentons-nous de peu, et de moins
encore, s'il est possible. Sachons perdre dans l'occa-
sion, la recette est infaillible, et je consens à l'éprou-
ver. J'évite par là d'apprivoiser un suisse ou de fléchir
un commis, d'être repoussé à une porte par la foule
innombrable de cHents ou de courtisans dont la
maison d'un ministre se dégorge plusieurs fois le
jour, de languir dans sa salle d'audience, de lui de-
mander en tremblant et en balbutiant une chose juste,
d'essuyer sa gravité, son rire amer et son laconisme.
Alors, je ne le hais plus, je ne lui porte plus d'envie ;
il ne me fait aucune prière, je ne lui en fais pas: nous
sommes égaux, si ce n'est peut-être qu'il n'est pas
tranquille et que je le suis.
Si les grands ont des occasions de nous faire du
bien, ils en ont rarement la volonté ; et s'ils désirent
de nous faire du mal, ils n'en trouvent pas toujours
les occasions. Ainsi l'on peut être trompé dans l'es-
pèce de culte qu'on leur rond, s'il n'est fondé que sur
l'espérance ou sur la crainte ; et une longue vie se
termine quelquefois sans qu'il arrive de dépendre
d'eux p:ur le moindre intérêt ou qu'on leur doive sa
bonne ou sa mauvaise fortune. Nous devons les
honorer parce qu'ils sont grands et que nous sommes
petits, et qu'il y en a d'autres plus petits que nous qui
nous honorent.
A la cour, à la ville, mêmes passions, mêmes fai-
blesses, mêmes petitesses, mêmes travers d'esprit,
mêmes brouilleries dans les familles et entre les
lES CARACTERES DE LA BRU^'ERE. 207
proches, menues envies, mcmes antipathies. Partout
des brus et des belles-mères, des maris et des
femmes, des divorces, des ruptures et de mauvais
raccommodements ; partout des humeurs, des co-
lères, des partialités, des rapports, et ce qu'on
appelle de mauvais discours. Avec de bons yeux, on
voit sans peine la petite ville, la rue Saint-Denis,
comme transportée à Versailles ou à Fontainebleau.
Ici, l'on croit se haïr avec plus de fierté et de hau-
teur, et peut-être avec plus de dignité ; on se nuit
réciproquement avec plus d'habileté et de finesse ;
les colères sont plus éloquentes, et l'on se dit des
injures plus poliment et en de meilleurs termes ; l'on
n'y blesse point la pureté et la langue ; l'on n'y
offense que les hommes ou que leur réputation.
Tousles dehors du vice y sont spécieux, mais le fond,
encore une fois, y est le même que dans lesconditions
les plus ravalées : tout le bas, tout le faible et tout
Tindigne s'y trouvent. Ces hommes si grands ou par
leur naissance, ou par leur faveur, ou par leurs di-
gnités, ces têtes si fortes et si habiles, ces femmes si
polies et si spirituelles, tous méprisent le peuple, et
ils sont peuple.
Qui dit le peuple dit plus d'une chose ; c'est une
vaste expression et l'on s'étonnerait de voir ce qu'elle
embrasse et jusqu'où elle s'étend. Il y a le peuple qui
est opposé aux grands, c'est la populace et la multi-
tude : il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux
habiles et aux vertueux, ce sont les grands comme
les petits.
Les grands se gouvernent par sentiment : âmes
oisi^■es sur lesquelles tout fait d'abord une vive im-
208 LES CARACTÈRES DE LA BRUYÈRE.
pression. Une chose arrive, ils en parlent trop, bien
tôt ils en parlent peu, ensuite ils n'en parlent plus e
Us n'en parleront plus : action, conduite, ouvrage
événement, tout est oublié ; ne leur demandez n
correction, ni prévoyance, ni réflexion, ni reconnais
sance, ni récompense.
L'on se porte aux extrémités opposées à l'égar
de certains personnages. La satire, après leur mori
court parmi le peuple, pendant que les voûtes de
temples retentissent de leurs éloges. Ils ne mériten
quelquefois ni libelles, ni discours funèbres ; que
quefois aussi ils sont dignes de tous les deux.
L'on doit se taire sur les puissants : il y a presqu
toujours de la flatterie à en dire du bien ; il y a d
péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de 1 '
lâcheté quand ils sont morts.
-a Blblloth?
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COO LA BRUYERE,
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LES CARACT